Deux belles et complémentaires versions des Suites pour violoncelle de Bach

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Six Suites pour violoncelle seul, BWV 1007- 10123. Filipe Quaresma, violoncelle. 2023. Textes de présentation en portugais et anglais. 2 CD. 2h18. Artway Records 0729208107235

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Six Suites pour violoncelle seul, BWV 1007- 10123. Pablo de Naverán, violoncelle. 2023.  2023. Pas de livret. 3 CD. 2h45’’. Claves 50-3062-64

Écrites entre 1717 et 1723, les Suites pour violoncelle de Bach sont au coeur même du répertoire de l’instrument et on comprend que deux instrumentistes quadragénaires doués aient voulu graver leur vision de ces oeuvres essentielles, d’autant plus que ces versions -de haut niveau l’une et l’autre- procèdent d’approches tout à fait différentes : rigoureusement baroque et souvent austère chez Filipe Quaresma, plus traditionnelle quoique tenant compte des acquis de la musicologie et de l’interprétation historiquement informée chez Pablo de Naverán.

Même si ce n’est pas là le principal intérêt de cette parution, la présentation du coffret de Felipe
Quaresman sort résolument de l’ordinaire. Le coffret en carton assez profond contient, outre les deux cd, neuf feuilles volantes reprenant sur les trois premières les détails techniques de l’enregistrement, une introduction aux Suites, une photo et notice biographique du violoncelliste portugais. Chaque Suite est présentée ensuite en portugais et anglais sur une feuille séparée dont le recto est illustré par un extrait du manuscrit de ladite Suite. 

L’approche de Filipe Quaresma (qui joue sur le Montagnana qui appartint à son illustre compatriote Guilhermina Suggia (1885-1950) et est aujourd’hui propriété de la Ville de Porto) est rigoureuse quoique sans froideur. Outre son recours aux cordes en boyau, Quaresma emploie une réplique contemporaine d’un archet baroque. Pour rester fidèle au texte, il utilise également dans la 5e Suite la scordatura originale de Bach, la corde la plus aiguë étant accordée en sol au lieu du la habituel. 

Curieusement, la sonorité de l’interprète, souvent assez profonde et sombre, n’est pas sans rappeler celle de Casals dont son interprétation partage souvent le caractère un peu bourru et le sérieux sans concession. Comme le violoncelliste catalan, il n’est pas là pour séduire. L’acoustique résonante -voire caverneuse- du Monastère de São Bento da Vitória de Porto, avec un violoncelle au son assez massif et enregistré de très près, contribue également à cette impression d’austérité.

Les mérites de Quaresma sont cependant nombreux : on apprécie beaucoup son approche toujours réfléchie et intelligente. Volontaires et énergiques, les Préludes n’ont rien de mécanique ou de métronomique, tout comme les Gigues qui clôturent chacune des Suites sont toujours animées et pleines d’entrain, donnant l’impression que l’interprète, fondamentalement probe et sérieux, s’amuse enfin (la seule exception étant celle de la 2e Suite, attaquée avec davantage de franchise que de joie). Les Allemandes sont invariablement sérieuses et soignées, et on remarquera en particulier le geste ample et la belle éloquence de l’interprète dans celles des deux dernières Suites. Prises dans un tempo rapide, les Courantes sont entraînantes et vigoureuses quoique toujours parées d’une belle intériorité et, fidèles à l’approche générale du musicien lusitanien, évitant toute vaine démonstration de virtuosité creuse. Toujours très soignés, les Menuets, Bourrées ou Gavottes ne sont pas toujours d’une franche gaieté ou d’un élan irrésistible. Enfin, les Sarabandes, prises généralement dans des tempi assez rapides, impressionnent par leur intériorité et dignité, sans solennité indue. Celle justement célèbre de la 5e Suite - toujours redoutable dans son alliance de profondeur et de dépouillement- est abordée sans précipitation, avec un naturel et une simplicité bienvenus. Quaresma -qui varie finement les accents dans les reprises- opte ici pour la musique plutôt que la métaphysique, et on ne peut que lui donner raison. En conclusion, nous tenons ici une interprétation de ces Suites d’une incontestable tenue venant d’un artiste à la fois sérieux et humble et que l’on écoute avec un intérêt qui ne se dément à aucun moment.

Après ce projet éditorial assez inhabituel, voire luxueux, retour à un maximum de sobriété pour la version de ces Suites que signe pour le label suisse Claves le violoncelliste espagnol Pablo de Naverán. Si les tempi plus modérés adoptés par cet artiste font que les six Suites sont ici réparties sur trois cd, la présentation de l’enregistrement est d’une sobriété qui confine au dépouillement. Outre la photographie de ce musicien talentueux mais encore peu connu qui orne la couverture de cette parution, on a droit à huit lignes d’informations sur l’intéressé sur le rabat intérieur de l’album avec une biographie plus que concise de l’artiste, reprenant son lieu de naissance (Bilbao), les institutions où il acquit sa formation (Conservatoire de Paris avec Philippe Muller et International Menuhin Music Academy en Suisse où il enseigne d’ailleurs à présent) ainsi qu’une liste des musiciens qui l’influencèrent. Pour le reste, pas un mot sur le musicien ni la moindre ligne de commentaire sur l’instrument utilisé, la conception qu’a l’interprète de ces oeuvres ni la moindre présentation ou analyse de celles-ci. (On me rétorquera qu’internet existe, mais ce peu de soin éditorial surprend désagréablement.)

Tout porte à croire que le violoncelliste espagnol utilise un archet moderne pour tirer de son instrument sans doute plus tardif et équipé de cordes modernes une sonorité claire mais assez peu colorée. Le chronomètre ne dit bien sûr pas tout, mais Naverán opte -mouvement par mouvement- pour des tempi généralement de 10 à 20 % plus lents que ceux de Quaresma, vraiment rapide. Comme on s’en rend compte dès le Prélude de la 1ère Suite, ceci lui permet une approche plus souple et interventionniste, avec une plus grande élasticité dans le rythme ainsi que des phrases plus galbées. On remarquera par ailleurs que, très au fait de la pratique baroque, il apporte le plus grand soin à l’articulation tout en n’utilisant que très peu de vibrato. De façon générale, les Préludes sont déclamés avec beaucoup de conviction, le choix de tempi plus modérés laissant davantage de latitude à l’interprète pour modeler la musique. Cela vaut aussi pour les Allemandes où il se montre plus dansant et libre, apportant une respiration et une liberté supplémentaires à la musique. Par rapport à la sobre intégrité de Quaresma qui prend l’Allemande de la 2e Suite en 3’47 à peine, Naverán met plus de deux minutes en plus (5’56 exactement) tout en ne donnant à aucun moment l’impression de traîner, déclamant en outre la musique comme s’il s’adressait à un public. Les différences de tempo sont beaucoup moins marquées dans les Gigues, Naverán se montrant parfois même plus rapide. Si la Gigue qui conclut la 5e Suite, expédiée en à peine 1’46 (là où Quaresma qui n’est pas exactement un traînard met 2’22) paraît un peu précipitée, celle de la 5e, très rapide (2’28 contre 2’51 chez Quaresma), débouche sur un tourbillon emporté mais jamais brouillon et qui semble curieusement annoncer le sidérant Presto final de la 2e Sonate pour piano de Chopin. Généralement nettement plus lent que Quaresma dans les Sarabandes, Naverán les aborde avec beaucoup de délicatesse et d’éloquence et y signe quelques belles réussites comme dans la 3e Suite, où il touche vraiment, ou la 5e où, à un tempo à peu près identique à celui de Quaresma, il met plus d’intentions dans son jeu au vibrato finement dosé.

On l’aura compris : même si aucune de ces deux nouvelles versions ne détrône les références établies que sont Casals, Fournier ou Tortelier pour les traditionalistes, Wispelwey pour les baroqueux ou Jean-Guihen Queyras pour une harmonieuse réconciliation des deux, nous sommes ici en présence de deux interprètes de talent qui ont vraiment quelque chose à dire dans ce répertoire. 

Sommé de choisir, je marquerais une légère préférence pour le naturel et l’éloquence de Pablo de Naverán tout en étant ravi d’avoir pu découvrir le talent considérable et l’impressionnante rigueur de Filipe Quaresma. 

Quaresma : Son 7,5 - Livret 9 - Répertoire 10 - Interprétation 8,5

Naverán : Son 9 - Livret 0 - Répertoire 10 - Interprétation 9

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