Printemps et automne du répertoire pour viole : deux récentes parutions

par


Galanterie
. Carl Friedrich Abel (1723-1787) : Allegro en ré majeur A18 ; Andante en ré majeur A10 ; Sonate en la mineur B93 [collection Maltzan]. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788) : Sonate en ut majeur Wq 136 ; Rondo II en ut mineur Wq59/4. Georg Philipp Telemann (1681-1767) : Fantasia XI en ré mineur TWV 40:36. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Trio en ré majeur BWV 1025 [Fantasia, Courante, Sarabande, Allegro]. André Lislevand, basse de viole. Jadran Duncumb, théorbe, luth. Emil Duncumb, pianoforte. Mars & août 2022. Livret en anglais, français et italien. TT 61’35. Arcana A549

The Spirit of Gambo. Tobias Hume (c1569-1645) : Cease Leaden Slumber ; The Spirite Of Musicke ; The Pashion Of Musicke ; An Almaine ; Start ; A Pollish Vilanell ; The Spirit Of Gambo ; Sweet Ayre ; A Mery Conceit ; Captaine Humes Pavan ; A Jigge ; A Souldiers Resolution ; The Earle Of Pembrookes Galiard ; Deth ; Life ; Captaine Humes Gaillard ; This Sport Is Ended ; My Joyes Are Comming ; Fain Would I Change That Note ; My Mistresse Hath A Pritty Thing ; Touch Me Lightly ; Tickle Me Quickly ; She Loves It Well ; Hit It In The Middle ; Adue Sweete Love ; I Am Melancholy ; What Greater Griefe ; Loves Pastime. Labyrinto. Emma Kirkby, soprano. Guido Balestracci, basse et ténor de viole. Juan Manuel Quintana, ténor de viole et basse en consort. Albra Fresno, basse en consort. Eduardo Egüez, théorbe, luth, bandora, guitare. Paolo Pandolfo, ténor et basse de viole, direction. Décembre 1995, rééd. 2023. Livret en anglais, français et allemand. TT 77’53. Glossa GCD C80419

Parue en 1740 à Amsterdam, la Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle d’Hubert Le Blanc argumenta contre le déclin de la gambe au milieu du XVIIIe siècle. Le présent album d’Arcana nous intéresse à cet automne dans le répertoire germanique, quand l’écriture de Johann Sebastian Bach était décriée par Johann Adolph Scheibe pour son manque de naturel, au profit de la nouvelle sensibilité dont témoignait un Telemann. « La sélection musicale de ce CD les réunit tous les deux ainsi que deux représentants exceptionnels de la génération suivante, véritablement galante », selon le musicologue Michael O’Loghlin, auteur de la notice et spécialiste de l’École de Berlin, autour de Frédéric Le Grand.

Cette nouvelle sève s’incarne dans Carl Friedrich Abel, que Lucile Boulanger confrontait au Cantor de Leipzig dans une sorte de dialogue entre maître et élève, et dans Carl Philipp Emanuel Bach, emblème de l’empfindsamer Styl qui se caractérise par son contraste émotionnel et sa rhétorique d’humeurs. Un théâtre qui parade dans la Sonate en ut majeur, dont la basse continue est ici assurée par le pianoforte et une alternance de luth et théorbe, mais aussi dans ce tardif et tourmenté Rondo de 1785, dont les affects sont creusés sur un McNulty flambant neuf (2022, modèle d’après un Anton Walter viennois de 1792). 

Le programme inclut deux œuvres récemment exhumées : une Sonate en la mineur tirée de la collection d’un comte et diplomate prussien (elle-aussi jouée avec accompagnement de pianoforte et luth), puis la onzième des douze Fantaisies pour viole de Telemann, provenant de la collection du château de Ledenburg et redécouvertes en 2015 dans les archives de Basse-Saxe conservées à Osnabrück. Kaori Uemura nous en avait livré une autre, la septième, dans son épatant florilège Gentleness & Melancholy. André Lislevand se distingue encore en solo dans deux pages du Manuscrit Drexel. Son jeu brille du même fort tempérament, des mêmes libertés que nous avions saluées dans le fantasque Forqueray unchained dédié au baroque français.

Un Joker Absolu semblait jusque-là s’imposer pour récompenser le spleen et les élans de passion que fomente ce récital à haut voltage, à ceci près que la dernière partie déçoit à plusieurs titres. Même si le Trio BWV 1025 reste la seule contribution chambriste de Bach au genre de la suite de danses, arrangée d’après une Suite pour luth de Silvius Leopold Weiss, se rattache-t-elle pourtant à l’esthétique de la galanterie qui guide cet album ? Jadran Duncumb l’avait déjà enregistrée avec Johannes Pramsohler pour Audax en janvier 2015. La présente interprétation s’éloigne encore de la nomenclature pour violon et clavier en l’exécutant sur la viole. Pourquoi pas ?, dans la mesure où l’époque ne s’assujettissait pas dans des parures instrumentales figées. Mais le choix de la gambe, et une captation qui survalorise le luth dans la combinaison de timbres, peinent à trouver les appuis et à suggérer l’évidence mélodique, la simplicité du ton qui nous soustrairaient à un artefact archaïsant. Une impression d’anachronisme qui, si elle relativise la cohérence du concept, n’en conclut pas moins avec habileté un disque à sensations fortes, garanties par trois excellents musiciens.

Pour sa part, Glossa réédite des sessions de 1995, nous intéressant à l’autre extrémité chronologique du répertoire pour viole, l’amont, dans son berceau d’Outre-Manche. Un printemps alors « peu destiné à la galanterie » selon les mots de David Pinto dans le livret du second enregistrement que Jordi Savall consacra à Tobias Hume (Alia Vox, mars 2004), et même si une veine plus légère s’émancipait à l‘encontre de l’ancienne polyphonie savante. The First Part of Ayres (alias Captain Humes Musicall Humors, 1605, un des premiers recueils incluant la gambe soliste dans l’histoire européenne de l’instrument) et Captain Humes Poeticall Musicke (1607) parurent à Londres à l’orée de l’ère jacobéenne, sous la plume d’un guerrier à la solde de la Couronne de Suède, dont la production musicale constituait, selon ses dires, « le seul côté efféminé ».

Un mercenaire un brin fanfaron que John Dowland considérait comme un amateur et d’autant prétentieux qu’il prétendait que sa lyra-viol, relayant le spectre expressif de la bastarda, développerait bientôt une musique « aussi variée et pleine d’astuces [devicefull] que celle du luth », instrument fétiche sous les derniers feux de la Renaissance élisabéthaine. Un personnage digne de Falstaff, contemporain de la littérature picaresque (la première partie du Don Quichotte de Cervantès paraît à Madrid en 1605), et dont les œuvres reflètent des états d’esprit autant qu’elles s’érigent en portrait, voire se mettent en scène selon une ambition et un procédé stylistiques autocentrés qu’évoque la notice de ce CD. « Ce sont mes fantaisies personnelles exprimées avec mon Génie propre » affirmait Hume dans son second recueil.

Ce catalogue resta longtemps dans l’ombre et se tourna peu vers les micros, avant un révélateur récital soliste de Jordi Savall capté en février 1982 pour Astrée, suivi en 1985 d’un Poeticall Musicke avec Montserrat Figueras et un flagorneur cénacle de cordes et souffleurs (Bruce Dickey au cornet, Pedro Memelsdorf à la flûte à bec…). En 2014 (Alpha), autour des clavecins de Bertrand Cuiller : Harke, Harke! Lyra Violls Humors & Delights engageait une réflexion organologique et une physionomie sonore sur la piste d’une facture conforme à l’époque, fabriquée par Charles Riché et Friederike Dangel, confiée à Bruno Cocset, Richard Myron… et Guido Balestracci que nous trouvons ici déjà dans l’équipe réunie autour de Paolo Pandolfo.

Un panel de danses et pièces de genre, structuré en quatre volets (Musicke, The Spirit of Gambo, Captaine Hume, et un Love où les titres avouent le contexte grivois) pour gambe seule ou en consort, dont trois airs confiés à la voix cristalline d’Emma Kirkby. Comparé à l’album de Susanne Heinrich (Passion & Division, Hyperion, avril 2009), qui osait une ornementation et une spontanéité rafraichissantes, Paolo Pandolfo et ses compagnons d’archet se montrent peut-être plus retenus, réussissant particulièrement les pages qui relèvent de la méditation ou de la mélancolie. Dans une acoustique sèche (église de Sornertan en Suisse), les accords s’esquissent pudiquement, les harmonies résonnent congrument (The Spirit of Gambo), les traits rythmiques se dessinent avec précision (foudroyante A Jigge), l’articulation se façonne strictement. S’en dégage un chromo plutôt austère, mais qui ausculte en profondeur la secrète poésie de cet univers, et son versant de lyrisme désabusé. Un ton qui semble préfigurer les dernières années de ce compositeur-soldat qui s’éteignit à l’hospice Charterhouse, dans une certaine amertume, ivre de ses vieux rêves de gloire.

Christophe Steyne

Arcana = Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Glossa = Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

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