Entre sensualité et spleen, la musique vocale de Rita Strohl

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Rita Strohl (1865-1941). Musique vocale. Volume 1 : Bilitis, poème en douze chants extraits des « Chansons de Bilitis » de Pierre Louÿs, pour soprano et piano ; Quand la flûte de Pan, pour récitante et piano ; Six Poésies de Baudelaire mises en musique, pour baryton et piano ; Dix Poésies mises en musique, pour soprano et piano ; Carmen, poème pour mezzo-soprano et piano. Elsa Dreisig, soprano ; Adèle Charvet, mezzo-soprano ; Stéphane Degout, baryton ; Olivia Dalric, récitante ; Célia Oneto Bensaid, Florian Caroubi et Romain Louveau, piano. 2022/23. Notice en français et en anglais. Textes des poèmes reproduits, avec traduction anglaise. 103’30’’. Deux CD La Boîte à Pépites BAP 04.05.

Ne cherchez pas le nom de Rita Strohl dans le Dictionnaire biographique des musiciens en trois volumes (Laffont/Bouquins, 1995) : il n’y figure pas. Pourtant, un article de La Nation du 26 février 1903 disait d’elle qu’elle était une compositrice géniale qui excelle surtout dans l’adaptation musicale des plus jolis poèmes. Pour faire plus ample connaissance avec celle qui est née Aimée, Marie-Marguerite, Mercédès, Rita Larousse-La Villette, originaire de Lorient, on peut consulter l’ouvrage de Florence Launay Les compositrices en France au XIXe siècle (Fayard, 2006), qui lui consacre un intéressant nombre de pages. Et voilà qu’un nouveau label, La Boîte à pépites, inauguré l’an dernier par trois albums autour d’une autre oubliée, la Parisienne Charlotte Sohy (1887-1955), propose un projet monographique consacré à Rita Strohl qui se déclinera en trois livraisons, dont la première est réservée à des aspects de sa musique pour voix. Héloïse Luzzati, violoncelliste et directrice artistique de La Boîte à pépites, précise que le label a pour vocation de mettre en lumière des œuvres qui ne bénéficient pas (ou presque) d’enregistrements, les compositrices étant au centre du projet. A cet effet, la présentation a été particulièrement soignée, sous la forme d’un petit livre-disque élégant, avec abondance de documentation, présence des textes chantés et réalisation graphique des plus attrayantes. L’objet est un régal pour l’œil.

Petite évocation biographique pour situer Rita Strohl. Née dans une famille cultivée (sa mère, Elodie La Villette, est artiste-peintre), elle étudie le piano au Conservatoire de Paris, mais, esprit libre, voire rebelle, rejette les leçons qui y sont données, allant même jusqu’à présenter une de ses propres créations aux examens. Elle apprend la composition avec un Prix de Rome, Adrien Barthe. Elle se marie en 1888 avec un lieutenant de vaisseau, Emile Strohl, dont elle portera désormais le patronyme. Il meurt en 1900, lui laissant quatre enfants. Elle se remarie en 1908 avec le pianiste, peintre, maître-verrier et architecte René Billa, dit Richard Burgsthal, qui transcrira au clavier maintes pages de son épouse et élaborera à son intention les plans d’un théâtre à la manière de Bayreuth, La Grange, pour qu’elle puisse y représenter ses œuvres lyriques, projet qui n’aboutira pas. Vite oubliée après son décès, elle laisse un catalogue où voisinent pages orchestrales et symphoniques (Symphonie de la mer ; Symphonie de la forêt) de tendance symboliste, drames lyriques à tendance wagnérienne, piano et musique de chambre. Elle laisse aussi quelques ouvrages, qui dévoilent un beau talent d’écriture. La copieuse notice rédigée par Héloîse Luzzati (biographie) et Constance Luzzati (texte sur les œuvres) fournit un luxe de détails à découvrir avant audition. 

Peu enregistrée, Rita Strohl a cependant bénéficié ces dernières années de gravures de la sonate pour violoncelle et piano « Titus et Bérénice » (1898) par Aude Pivôt et Laurent Martin (Ligia, 2017, couplage avec Onslow), Edgar Moreau et David Kadouch (Erato, 2018, avec Franck, Poulenc et De La Tombelle), ou Sandra Lied Haga et Katya Apekisheva (Simax, 2023, avec Franck). Le coffret « Compositrices » (Bru Zane, 2023) a proposé, au sein de huit CD, sa Grande-Fantaisie Quintette (1886) par le Quatuor Hanson et Ismaël Margain au piano, ainsi que deux pages vocales : le Sonnet de 1897 sur un poème de Charles Sinoir, et, par le ténor Cyrille Dubois et Tristan Raës au clavier, la Berceuse, dernier des chants de Bilitis

C’est l’intégrale de Bilitis qui ouvre ce Volume 1, réservé à la musique vocale. Pierre Louÿs (1870-1925) publie en 1894 Les Chansons de Bilitis, un recueil de poèmes érotiques et passionnés, avec lequel il mystifie les experts du temps, en leur faisant croire qu’il s’agit de la traduction de textes d’une poétesse antique, avec fausse biographie et appareil de notes, avant de révéler la supercherie. Dédiés à André Gide, ces vers sensuels ont inspiré maints illustrateurs et ont été mis en musique, notamment par Debussy (trois chants) et Koechlin (cinq chants). Rita Strohl en choisit douze, tirés de la première partie, pour une publication luxueuse en 1898, avec gravures. Ils racontent la naissance de la sensualité chez la jeune Bilitis, dans une atmosphère claire et aérienne qui tient compte de la prosodie, de la mise en valeur des mots et de leur enchâssement dans un discours pianistique aux lignes épurées, dans un climat pastoral qui respire à travers des couleurs lumineuses. On savoure tout autant la qualité des vers que leur finesse musicale. La soprano Elsa Dreisig se coule avec style dans cet univers voluptueux, qu’elle distille de sa voix que l’on pourrait considérer comme enveloppée de laine blanche ou vêtue de soie et d’or, selon les mots du neuvième chant. Ce cycle où le charme des étoiles et de la nuit se marie avec la nature et ses parfums ainsi qu’avec l’éveil des sens, se révèle délicieux. Le pianiste Romain Louveau offre à Elsa Dreisig un écrin dans lequel elle peut laisser s’épanouir son talent. 

Bilitis a déjà été servi avec brio par Marianne Croux, une lauréate du Concours Reine Elisabeth de 2018, avec pour partenaire Anne Bertin-Hugault (Hortus, 2022). Ce disque n’a qu’un seul défaut : il ne propose que ce seul cycle, ce qui réduit la durée à quarante minutes. Sans le négliger, on accordera la préférence à La Boîte à pépites, Bilitis étant complété, sur le premier disque, par Quand la flûte de Pan, une poésie en six parties de Sophie de Courton (1851-1934), qui fut aussi peintre et compositrice. Ce texte pastoral qui exalte les chants des oiseaux, les plaisirs du vin, les cœurs troublés par l’amour, les moissons ou la beauté du monde, est destiné à une récitante et au piano. On est proche du lyrisme de Pierre Louÿs, ce qui assure l’unité de cette première partie de programme. La comédienne Olivia Dalric, à la voix chaude, et la pianiste Celia Oneto Bensaid en dessinent les fins contours.   

Changement de toile de fond pour le deuxième disque, où le vague à l’âme du poète des Fleurs du mal s’invite dans les Six Poésies de Baudelaire de 1894, dont la quatrième est manquante. Le contraste est frappant avec ce qui a précédé, mais Rita Strohl est aussi à l’aise dans l’insondable tristesse d’Un fantôme que dans l’accablement du Spleen, les « grands bois qui effrayent comme des cathédrales » dans Obsession, le tombeau des Remords posthumes ou le Madrigal triste. Stéphane Degout (avec Romain Louveau au piano, investi et distancié à la fois) livre une version profondément lyrique de ces textes magnifiques, avec un mélange de douleur et de ténèbres que sa voix ne cesse de sublimer. Quatre autres poèmes de Baudelaire sont aussi inscrits dans les Dix Poésies de 1901, dont La Cloche fêlée ou La Tristesse de la lune ; ils partagent l’affiche avec Les sanglots longs de Verlaine, Rodenbach, Camille Delthil (1834-1902) et Achille Segard (1872-1936), que Rita Strohl connut peut-être lorsque ce critique d’art et de littérature donnait des conférences sur Pierre Louÿs. Cet ensemble plus disparate accueille la morbidité de Baudelaire comme la langueur de Verlaine ou les échos des cloches de Rodenbach. Adèle Charvet les parcourt avec délicatesse, en s’adaptant aux climats où dominent toujours la nostalgie, le piano de Florian Caroubi s’égarant avec délices sur des terres arides et dénudées. Les deux derniers interprètes clôturent ce double album par Carmen, le poème de Théophile Gautier (1899), au sein duquel la sensualité trouve une place ironique.

Ce premier volume, qui contient des inédits, précède deux autres annoncés (sans précision du genre musical choisi). Il se présente comme un apport intéressant à la connaissance d’une musicienne de talent, que La Boîte à pépites présente en couverture comme « une compositrice de la démesure ». Ce terme a peut-être été choisi dans le sens d’outrance ou d’exagération ; il vaut mieux l’utiliser, nous semble-t-il, pour la capacité de Rita Strohl à utiliser une diversité de palettes de couleurs et à en extraire ce que l’on nomme la substantifique moelle. C’est en tout cas une utile mise en évidence d’un aspect méconnu de la composition féminine, domaine où il reste tant à valoriser.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 8  Interprétation : 9

Jean Lacroix  

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