Mots-clé : Elsa Dreisig

A Genève, un Roberto Devereux mi-figue mi-raisin

par

Comme dernier spectacle de la saison 2023-2024, le Grand-Théâtre de Genève affiche le troisième volet de la pseudo-trilogie Tudor, Roberto Devereux, tragédie lyrique en trois actes que Gaetano Donizetti écrivit pour le Teatro San Carlo de Naples qui en assura la création le 28 octobre 1837 avec l’une des grandes voix de soprano drammatico di agilità de l’époque, Giuseppina Ronzi de Begnis. 

Comme pour Anna Bolena présentée en octobre 2021 et Maria Stuarda proposée en décembre 2022, Mariame Clément assume la mise en scène en collaborant avec Julia Hansen pour les décors et costumes et avec Ulrik Gad pour lumières, signant ainsi la plus convaincante des trois productions. Grâce à un plateau coulissant, l’on découvre la lisière d’un bois où Elisabeth Ière pose pour un portrait ou médite sous la neige, encadrant une salle de palais privée de tout faste et la chambre à coucher de la Duchesse de Nottingham, pourvue d’une lampe de chevet électrique et d’une commode héritée de nos grands-mères… Curieuse idée que celle de faire porter smoking et nœud papillon aux courtisans, tandis que les dames sont engoncées dans leur robe noire à collerette pour broder à l’ouvroir, pendant que la souveraine livre l’un des finals les plus tragiques de Donizetti. Tout aussi saugrenus, le chemisier blanc et pantalon de soie violet de la Duchesse Sara, le complet avec gilet style Phileas Fogg de son époux, le costume de ville vert bouteille de Roberto Devereux, tandis que la seule qui impressionne véritablement est la reine vierge avec ce blanc sépulcral sur le visage et les vêtements d'apparat légués par les portraits de Gheeraerts, George Gower et Quentin Metsys et l’incarnation de Glenda Jackson à l’écran. Et c’est sur elle que Mariame Clément focalise sa mise en scène en épiant ses anxiétés inavouées que l’étiquette réprime, ses ordres péremptoires que son cœur réprouve, son délire hallucinatoire alors que le couperet met fin à ses rêves de passion inassouvie.

Pour Orfeo e Euridice de Gluck à Varsovie, un trio vocal touché par la grâce

par

Christoph Wiilbald Gluck (1714-1787) : Orfeo e Euridice, action théâtrale en trois actes, version de Vienne de 1762. Jakub Józef Orlinski (Orfeo), Elsa Dreisig (Euridice), Fatma Said (Amore) ; Il Giardino d’Amore, direction Stefan Plewniak. 2023. Notice en anglais, en français et en allemand. Livret complet en Italien, sans traduction. 84’ 45’’. Erato 5054197897535. 

Entre sensualité et spleen, la musique vocale de Rita Strohl

par

Rita Strohl (1865-1941). Musique vocale. Volume 1 : Bilitis, poème en douze chants extraits des « Chansons de Bilitis » de Pierre Louÿs, pour soprano et piano ; Quand la flûte de Pan, pour récitante et piano ; Six Poésies de Baudelaire mises en musique, pour baryton et piano ; Dix Poésies mises en musique, pour soprano et piano ; Carmen, poème pour mezzo-soprano et piano. Elsa Dreisig, soprano ; Adèle Charvet, mezzo-soprano ; Stéphane Degout, baryton ; Olivia Dalric, récitante ; Célia Oneto Bensaid, Florian Caroubi et Romain Louveau, piano. 2022/23. Notice en français et en anglais. Textes des poèmes reproduits, avec traduction anglaise. 103’30’’. Deux CD La Boîte à Pépites BAP 04.05.

Roméo et Juliette font revivre le Grand Opéra Romantique à Paris

par

Le Grand Opéra Romantique ne serait-il qu’une légende ? 

Cette série de représentations du chef d'œuvre de Gounod en restitue peut-être l’idée, la puissance, la jouissance.

La force de frappe du génie shakespearien, intacte grâce au livret de Jules Barbier et Michel Carré, s’allie à une partition que le chef italien Carlo Rizzi prend à bras le corps. D’un geste ample, il permet à l’ Orchestre et aux Chœurs de l’Opéra de Paris de déployer leurs  coloris les plus soyeux loin d’une sentimentalité un peu niaise parfois associée au compositeur de Faust.  Le ballet et les chorégraphies (Katja Krüger) évoquent indirectement la filiation qui lie Gounod et Meyerbeer (notamment la « Bacchanale des Nonnes » dans Robert le Diable qui inspirera au ténor Adolphe Nourrit l’argument de La Sylphide, berceau de la danse romantique).

Depuis la mise en scène d’Eliogabalo (Cavalli) à l’Opéra Garnier dont nous avions souligné, il y a sept ans déjà, la force et l’intelligence, les qualités du metteur en scène Thomas Jolly n’ont cessé de s’affiner.

C’est peut-être le souvenir de l’ expérience parisienne qui lui a révélé le potentiel dramatique voire « gothique »de l’architecture de Charles Garnier. Le décor (Bruno de Lavenère) se concentre ainsi autour du grand escalier à double révolution qui, tournant sur lui-même, devient salle de bal, proue de navire, chambre, balcon, crypte, canal…

Les déplacements scéniques d’ensemble ou de solistes animent sans cesse l’espace visuel parfois délimité par des éclairages crus ou obscurs (Antoine Travert). 

Ce mouvement quasi perpétuel instille l’angoisse du temps qui fuit, trahit et détruit. Univers instable qui permet d’autant mieux de dégager et mettre en valeur une seule certitude : l’amour incorruptible de Roméo et Juliette. La dynamique du discours est ici transcendée par le jeu et la vocalité d’un couple d’amants idéal. 

Elsa Dreisig, Juliette de feu, délivre un chant aussi franc et lumineux qu’homogène, de « Je veux vivre » jusqu’à son redoutable air « Amour ranime mon courage » (A. IV). 

A Genève, une pitoyable Stuarda 

par

En octobre 2021, le Grand-Théâtre de Genève entreprenait de présenter la trilogie des reines d’Angleterre dite ‘Trilogie Tudor’ réunissant trois des grands ouvrages dramatiques de Donizetti, Anna Bolena, Maria Stuarda et Roberto Devereux. Nous était annoncé que Mariame Clément en assurerait la mise en scène, Julia Hansen, les décors et costumes et qu’Elsa Dreisig et Stéphanie d’Oustrac se partageraient les rôles des antagonistes.

A l’instar d’Anna Bolena, le rideau se lève sur les Dames de Cour vêtues de noir et les hommes en chasseurs entourant le billot sur lequel Mary Stuart sera décapitée. De larges baies vitrées donnent sur une rangée d’arbres verdoyants, alors que paraît Elizabeth I en amazone arborant une cuirasse et des jambières héritées d’une certaine Jeanne d’Arc à Rouen. Le dialogue dramatique qu’elle établit avec les Lords Cecil et Talbot à propos du sort de la reine d’Ecosse se fait sur des mouvements de danse totalement incongrus qui s’amplifieront avec la venue de son favori, Leicester. Comment croire que la reine vierge subit ses avances, avant de le jeter sur la table dans l’espoir de copuler avec lui ? Puis la mise en scène, réduite à sa plus simple expression, se contente de suivre docilement la trame jusqu’à la scène finale où une caméra TV filme les banderoles de protestation que brandit le peuple écossais avant l’exécution. 

Comme dans le volet précédent, le bât blesse au niveau de la musique guère aidée par la direction brouillonne du jeune Andrea Sanguineti qui ne peut éviter les décalages dans des tempi qui se veulent dynamiques. L’Orchestre de la Suisse Romande fait du mieux qu’il peut pour le suivre, tandis que le Chœur du Grand-Théâtre (comme toujours remarquablement préparé par Alan Woodbridge) ne se laisse pas décontenancer et réussit même à susciter l’émotion dans le tableau final.

Incandescence et délicatesse Salome de Richard Strauss 

par

Incandescence et délicatesse, c’est bien ainsi que l’on pourrait qualifier la Salome de Richard Strauss que nous venons de découvrir au Festival d’Aix.

Inspiré d’une pièce d’Oscar Wilde, le livret de Strauss nous emporte : Salomé, fille d’Hérodiade, est irrésistiblement attirée par Jokanaan (Jean-Baptiste), le prophète proférant prisonnier de son beau-père Hérode. Elle s’offre à lui, il la repousse encore et encore. Lors d’un banquet, Hérode, qui ne peut dissimuler son désir concupiscent, la supplie de danser, lui promettant en échange « tout ce qu’elle voudra ». Elle danse… et exige que la tête de Jokanaan lui soit livrée sur un plateau d’argent. Elle peut enfin l’embrasser sur la bouche. Horrifié, Hérode la fait exécuter.

Terrible histoire incandescente, n’est-ce pas, avec ses personnages aux sentiments exacerbés, qui nous fascine et nous horrifie. Et pourtant, comme elles sont si délicatement bouleversées, et bouleversantes, les dernières paroles de Salomé.

La partition de Strauss, elle aussi, réussit cette conjugaison d’un irrésistible déferlement -éruption volcanique- et de longues séquences chantées ou orchestrales d’un incroyable raffinement ciselé. Le tout en une extrême fluidité, en une nécessaire pertinence. Quelle tendresse apitoyée dans les notes - instrumentales et vocales- pour la si terrible et si malheureuse Salomé. 

Cet univers-là, Andrea Breth nous en offre une lecture qui mérite, elle aussi, les termes d’incandescence et de délicatesse. Sa mise en scène s’inscrit dans un ingénieux dispositif scénique qui permet de passer d’une séquence à une autre  -par un coup de projecteur, par le glissement d’une structure de décor-, qui géométrise les relations qui s’installent entre les personnages, qui dit solitude ou désir et fureur. Quelle maîtrise de l’ombre et des lumières aussi, qui isolent, unissent, écrasent ou effacent. Quels beaux tableaux, comme ceux du débat des prêtres juifs ou du banquet, magnifiques « peintures ». Ce qui se voit dit ce qui se joue. La direction d’acteurs est parfaite. Ainsi, par exemple, la scène des déclarations d’amour de Salomé à Jokanaan : un mouvement du bras, une tête qui se tourne, un corps qui glisse dans la citerne du prisonnier. Désir érotique, refus austère sans appel. De plus, la lecture d’Andrea Breth est aussi affirmée que sans affectation. Ainsi, la fameuse danse de Salomé. Personnage démultiplié, elle apparaît non pas comme la séductrice conventionnelle, la « strip-teaseuse aguichante », mais comme la femme objet des désirs, des instincts, bafouée, niée. Rien d’ostentatoire ni de comminatoire. Le message passe.

Elsa Dreisig se confronte à Mozart 

par

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : airs d’opéra extraits de Idomeneo, rè di Creta,  Lucio SillaLa clemenza di Tito, Così fan tutte, Le nozze di Figaro, Don Giovanni. Elsa Dreisig, soprano : Kammerorchester Basel, Louis Langrée. 2022. Livret en anglais, français, allemand. Texte chanté en italien. 58’27.  Erato 01902964412257 

Mitridate à la Philharmonie de Paris

par

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791) : Mitridate Re Di Ponto. Michael Spyres, Mitridate ;   Julie Fuchs, Aspasia ;  Sabine Devieilhe, Ismene ;  Elsa Dreisig, Sifare ;  Paul-Antoine Benoit-Djian, Farnace ;  Cyrille Dubois, Marzio ; Adriana Bignagni Lesca, Arbate. Les Musiciens du Louvres, Marc Minkowski. 2021- Livret en français, anglais, allemand - Texte chanté en italien. 3 CD ERATO 0190296617577

A Genève, Anna Bolena selon Mariame Clément  

par

En trois saisons successives, le Grand-Théâtre de Genève prend le parti de présenter les trois grands ouvrages que Gaetano Donizetti a consacrés à la dynastie des Tudor en commençant par Anna Bolena. Aviel Cahn, son directeur, fait appel à Mariame Clément pour la mise en scène, à Julia Hansen pour les décors et costumes et à Stefano Montanari pour la direction d’orchestre.

L’intérêt du spectacle réside dans l’aspect visuel. Durant l’ouverture, les dames de la Cour, vêtues de noir comme des béguines du XVIe siècle, et les hommes en tenues de chasseurs proches de notre époque, se regroupent en rangs serrés autour d’un objet qui est en fait le billot sur lequel la reine sera décapitée. La vision se dissipe pour laisser place à une serre entourée de feuillages verdoyants, tandis qu’un peintre s’affaire à portraiturer la souveraine blonde portant robe verte jalonnée d’or. Mais que sont donc ces deux énormes serins jaunâtres se juchant sur les fenêtres sans attirer l’attention d’Elizabeth enfant qu’amène sa gouvernante Giovanna/Jane Seymour arborant un rouge orgueilleux ? Comment croire que, sous les draps du lit de la souveraine, le pauvre Smeton se donne du plaisir en fixant le tableau rejeté lors de la scène initiale ? Alors que le plateau tournant permet à un gigantesque quadrilatère de bois de pivoter en faisant se succéder les intérieurs du palais, les courtisans déambulent en observant tout sans relâche. La petite princesse fait de même en conservant indélébilement dans sa mémoire le cours des événements qui la marqueront à jamais, ce que semble manifester Elizabeth Ière, la reine vierge apparaissant comme un spectre lors des scènes charnières. Le pont reliant ce premier volet aux deux suivants est donc échafaudé…

Pourquoi évoquer en premier lieu la mise en scène d’une œuvre dont le belcanto est l’essence ? Le bât blesse au niveau de la musique. Sous la baguette de Stefano Montanari à la tête de l’Orchestre de la Suisse Romande, la Sinfonia d’ouverture paraît bien mollassonne, ce que l’on dira aussi d’une direction qui manque du véritable souffle tragique qui devrait innerver cette longue opera seria. Et l’on se passerait volontiers de ce forte-piano que semble suggérer la musicologie d’aujourd’hui, mais qui paraît totalement incongru quant au traitement du recitativo

Don César de Bazan de Jules Massenet, une première de grande noblesse  

par

Jules Massenet ( 1842-1912) : Don César de Bazan (version 1888). Opéra comique en quatre actes et quatre tableaux. Laurent Naouri, baryton ; Elsa Dreisig, soprano ; Marion Lebègue, mezzo-soprano ; Thomas Bettinger, ténor ; Christian Helmer, baryton ; Christian Moungoungou, baryton. Ensemble Aedes, Orchestre des Frivolités Parisiennes, Mathieu Romano. 2019-Livret en français et anglais. 1’52’05’’. 2 CD Naxos. 8660464-65.

Quatuor Arod: Mathilde est revenue

par

The Mathilde Album. Anton Webern (1883-1945) : Langsamer Satz ; Arnold Schönberg (1874-1951) : Quatuor à cordes N° 2, Op. 10* ; Alexander von Zemlinsky (1871-1942) : Quatuor à cordes N° 2, Op. 15. Quatuor Arod, Elsa Dreisig*.2019-DDD-80’26-Textes de présentation en français, anglais et allemand -Erato 19029542552

Elsa Dreisig en voyage initiatique

par

« Morgen ». Henri DUPARC (1848-1933) : L’Invitation au voyage ; Phidylé ; Sérénade florentine ; Aux étoiles ; Chanson triste ; Extase ; La Vie antérieure. Richard STRAUSS (1864-1949) : Vier letzte Lieder ; Malven ; Morgen. Serge RACHMANINOV (1873-1943) : Six Romances op. 38. Elsa Dreisig, soprano ; Jonathan Ware, piano. 2020. Livret en anglais, français et allemand. Textes en langue originale, avec traductions. 76.50. Erato 0190295319489.

Des Puritains entre fer et chair

par

Tout respire la grâce chez Bellini. Des orbes pures, un legato qui chavire, des modulations moirées…une seule dynamique : celle de la courbe. Pourtant, c’est à travers une carcasse anguleuse pivotant sur tournette que l’on assistera à l’affrontement entre partisans de Cromwell et royalistes Stuarts d’un côté et aux déchirements amoureux entre Elvira et Arturo de l’autre. Ce procédé informatique appelé « rendu fil de fer » en trois dimensions date des années soixante. Il consiste à ne représenter que les seuls vecteurs d’une structure. On pense à des arêtes de poisson ou des squelettes. Or cette modélisation (reprise d’une précédente production) entre en conflit avec le galbe, le charnu, l’émotion de la substance musicale ; pire, elle ne présente -par définition- pas de surface et n’implique donc aucune dimension intérieure. C’est doublement fâcheux : l’expression des sentiments constitue en effet le socle même du belcanto ; le contraste entre le fracas des armes et le chant des déchirements intimes recèle par ailleurs l’un des plus puissants ressort d’I Puritani.  

Des ténèbres aux lumières : Don Giovanni à Paris

par

Au Palais Garnier à Paris, Ivo van Hove propose une lecture en quelque sorte inversée du « Don Giovanni » de Mozart : au lieu d’être, comme d’habitude, une course folle aux ténèbres pour son héros malfaisant, son cheminement s’extirpe des ténèbres pour ramener les autres protagonistes à de belles lumières radieuses.  

Dès l’entrée dans la salle, les spectateurs sont surpris du décor imposant qui s’offre à leur vue – il a fallu renforcer les soubassements du Palais Garnier. Comme si une petite ville ancienne d’Espagne avait été reconstruire à l’identique, dans le dédale de ses ruelles, mais avec un béton omniprésent au gris étouffant. Il n’y a que peu de lumière, il n’y a guère de couleurs. De plus, quand on considère les nombreux escaliers qui unissent les différents niveaux, on pense immédiatement à l’artiste néerlandais M. C. Escher et à ses improbables constructions dont l’entrelacs des escaliers, défiant toute perspective et toute réalité, interpelle les regards. En fait, ici, ce labyrinthe est tel que les personnages ne peuvent s’échapper, qu’ils sont toujours condamnés à se voir, à s’observer, à se retrouver. Et on le sait, la tragédie naît de la confrontation inexorable.