Essai et triomphe dans Locatelli : Faust n’a pas vendu son âme au diable

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Il virtuoso, il poeta. Pietro Antonio Locatelli (1695-1764) : Concerti grossi en ut mineur Op. 1 no 11, en mi bémol majeur Op. 7 no 6 ; Concertos pour violon en la majeur Op. 3 no 11, en ut mineur Op. 3 no 2 ; Pastorale en fa [Concerto grosso Op. 1 no 8]. Isabelle Faust, violon. Il Giardino Armonico, Giovanni Antonini. Décembre 2022. Livret en français, anglais, allemand. TT 68’13. Harmonia Mundi HMM 902398

De Beethoven à Fauré, de Bach à Stravinsky et même Martinů, Jolivet ou Ligeti ; en solo, en chambre, en concerto : reflétée par une riche discographie depuis plus d’un quart de siècle, quelle splendide carrière que celle d’Isabelle Faust ! Qui ne s’était pas révélée dans les répertoires les plus gratifiants ou démagogues. On se souvient de ses débuts, dans la collection d’Harmonia Mundi dédiée aux « nouveaux interprètes » : deux sonates de Béla Bartók, gravées en juin 1996 en compagnie d’Ewa Kupiec au piano. Cela quelques mois après le bicentenaire de la naissance de Locatelli, qui nous valut quelques témoignages faisant toujours autorité : Introduttioni teatrali et sonates par le Freiburger Barockorchester de Thomas Hengelbrock (DHM), l’opus 1 par les Raglan Baroque Players de Nicholas Kraemer (Hyperion), les florilèges de l’Europa Galante de Fabio Biondi (Opus 111) et du Concerto Köln (Teldec). 

Le présent disque rejoint d’évidence ces anciens sommets, récemment abondés par le remarquable album Il Labirinto Armonico avec Ilya Gringolts (Bis, capté en janvier 2019). Le projet est issu de la collaboration d’Isabelle Faust avec l’ensemble de Giovanni Antonini, dans les concertos de Mozart. L’accompagnement souple, chatoyant, inventif dans le moindre écho ou contrechant, procure un écrin de rêve pour la subtile prestation de la violoniste allemande. Laquelle dans la notice revient sur ce diable d’homme dont la virtuosité annonce Paganini, en détaillant par moult anecdotes quelques secrets de sa technique spectaculaire : ses doigtés impossibles, ses instruments et archets torturés par la prouesse. Et les impressions sur le public d’alors qui, à Amsterdam où il s’était établi en 1729, le qualifia de tremblement de terre. Des aigus capables d’anesthésier un canari, selon la légende.

L’anthologie regroupe deux Concerti grossi des opus 1 et 7, dont le célèbre Pianto d’Arianna, -son introspective dramaturgie est retracée dans le livret, en lien avec le Lamento de Monteverdi, illustrant l’abandon d’Ariane à Naxos. Ainsi que deux concertos de l’Arte del violino, dont le fringant Allegro en la majeur où Isabelle Faust manie en maître le jeu de sifflet, sans briguer la vélocité à tout crin, mais en multipliant les nuances d’irisation. Pour les cadences de cet opus 3, l’exécution s’est inspirée de l’édition de Gottfried Dominicus Reber (1743), un des derniers élèves de Locatelli à Mayence, dont les manuscrits avaient déjà été mis à profit dans la superbe intégrale enregistrée par Elizabeth Wallfisch pour Hyperion en 1994. En fin de programme, une calme Pastorale vient réfréner les ardeurs.

« Musique d’imagination, musique d’humeur, imprévisible » écrit Cesare Fertonani dans son texte de présentation. Tout le théâtre des partitions est là, leur vitalité rythmique, leur séducteur lyrisme, sans toutefois ignorer leur part de poésie qu’invoque en contrepartie le sous-titre du CD. Isabelle Faust ne se limite pas aux démonstrations d’acrobatie, mais déploie surtout une palette de timbres et de perspectives qui situent sa proposition comme une série d’études texturalistes, parées d’une fine ornementation. Non des couleurs alignées pour le sot plaisir de l’effet, mais comme les pinceaux placent des empâtements, des glacis, des rehauts, pour donner sens et vie à la toile.

Car dans son canevas où la liberté semblerait improvisatrice et où règne une sensibilité de tout instant, la conception d’Isabelle Faust relève d’une logique supérieure. Derrière la fantaisie, le style de l’interprétation (son articulation magistrale, ses intonations prodigieuses de fluidité, d’éloquence) sait se démarquer du rococo et annonce déjà le néoclassicisme qui allait gagner la peinture italienne en ce milieu du XVIIIe siècle. En près d’une heure dix, cette autorité ne prétend certainement pas faire système, et pourtant on ne peut que saluer sa cohérence esthétique. On y admire un rayonnement, une puissance cosmogonique digne de l’Allégorie des planètes et des continents de Tiepolo. Pour ce compositeur qu’elle a eu mille fois raisons d’aborder, elle signe la confirmation d’un immense et protéiforme talent. Et pour la discographie : une nouvelle et éclatante référence, disions-nous.

Son : 9,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

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