La délicieuse Ciboulette de Reynaldo Hahn se déguste sur DVD

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Reynaldo Hahn (1874-1947) : Ciboulette, opérette en trois actes et quatre tableaux. Julie Fuchs (Ciboulette), Jean-François Lapointe (Duparquet), Julien Behr (Antonin), Eva Ganizate (Zénobie), Ronan Debois (Roger), Cécile Achille (Françoise), Jean-Claude Sarragosse (Monsieur Grenu), Guillemette Laurens (Madame Grenu), Patrick Kabongo Mubenga (Auguste/Victor), François Rougier (Le Patron/Le Maire), Safir Behloul (Grisard), Bernadette Lafont (Madame Pingret), La Comtesse de Castiglione (Michel Fau), Jérôme Deschamps (Le Directeur de l’Opéra) ; Accentus ; Orchestre symphonique de l’Opéra de Toulon, direction Laurence Equilbey. 2013. Notice en anglais et en français. Pas de livret, mais synopsis en deux langues. Sous-titres en français, en anglais, en allemand, en japonais et en coréen. 145.00. Un DVD Naxos 2. 110697. Aussi disponible en Blu Ray.

Lorsque le renommé dramaturge, librettiste et académicien Robert de Flers (1872-1927), qui est aussi directeur littéraire du Figaro, lui suggère, aux débuts des années 1920, d’écrire la musique d’une opérette qui aurait pour cadre les Halles et serait dans la ligne de La Fille de Madame Angot de Charles Lecoq, Reynaldo Hahn n’hésite pas longtemps. Après la Première Guerre mondiale, on a assisté à une sorte d’américanisation de la comédie musicale qui a quelque peu mis au second plan l’élégance française traditionnelle. Une réaction s’impose. Robert de Flers, qui a longtemps travaillé avec l’auteur dramatique Gaston Arman de Caillavet (1869-1915) -à deux, ils ont écrit le délicieux livret de Fortunio d’André Messager-, a décidé au décès de son collaborateur, de se tourner vers Francis de Croisset (1877-1937), qui a déjà donné Chérubin à Jules Massenet et obtenu du succès avec Les Deux courtisanes, une comédie dont Reynaldo Hahn a composé la musique de scène en 1902.

Le tandem de Flers/de Croisset va se distinguer avec la brillante rédaction du texte de Ciboulette que Hahn met en musique dès 1921 et dont la création a lieu le 7 avril 1923 au théâtre des Variétés. La première est un triomphe, et le public exige la reprise de certains airs. L’opérette va très vite poursuivre sa carrière, en province puis à l’étranger. L’œuvre est portée au cinéma en 1932 et fait l’objet de diffusions radiophoniques. Sur disques, une version de 1958 sous la direction de Jules Gressier, avec l’impeccable Geori Boué dans le rôle-titre, est parue chez Forlane en 2013, mais la version intégrale de référence discographique est celle de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo avec Mady Mesplé, José Van Dam et Nicolaï Gedda (EMI, 1983). Sur le plan des spectacles filmés, le label Fra Musica a proposé en 2014 une version en deux DVD en première vidéographique. Il s’agissait d’un enregistrement effectué en public les 20 et 22 février 2013 à l’Opéra-Comique. Comme il l’a fait pour d’autres productions de Fra Musica (Carmen de Bizet, Mireille de Gounod, Atys de Lully), le label Naxos met aujourd’hui sur le marché la réédition de ces soirées.  

Livret brillant, donc, très bien écrit : au-delà de la musique, c’est à du théâtre que nous assistons, à du vrai théâtre, et même à du théâtre dans le théâtre au dernier acte de cette opérette dont le charme agit de manière irrésistible, dans un contexte d’humour frais et de gentille ironie teintée d’un peu de mélancolie. L’action est supposée se situer en 1867 mais le metteur en scène, Michel Fau, a décidé de la déplacer vers la période de la Belle Époque, ce qui est tout à fait crédible. Nous n’entrerons pas dans tous les détails du livret car nous voulons laisser au spectateur le plaisir de la découverte. Mais il faut planter le décor. 

Tout débute dans le quartier des Halles, d’abord dans un café où des hussards fêtent leur nouveau capitaine, Roger. Celui-ci a une maîtresse, Zénobie, qui a elle-même un autre amant, le riche Antonin. Il y a là aussi un contrôleur des Halles, Duparquet, qui va révéler à Antonin que Zénobie le trompe. Antonin n’hésite pas : il cède Zénobie à Roger, les dettes de la belle comprises. Le deuxième tableau se déroule sur le carreau des Halles, où les maraîchers s’installent. Grisée par le printemps, la jeune Ciboulette arrive avec un léger retard. Elle vient de chez son oncle, à Aubervilliers, où, incapable de choisir, elle a accordé sa main à ses huit prétendants ! Elle apprend que la poissonnière, Madame Pingret, est capable de prévoir l’avenir. La lecture des lignes de la main de Ciboulette annonce trois prédictions : elle trouvera son futur mari sous un chou, le détournera d’une femme qui deviendra blanche en une fois et, pour couronner le tout, sera la destinataire d’un faire-part inséré dans un tambourin. Aux Halles, Ciboulette fait la connaissance d’Antonin dont elle raille la déception qu’il manifeste d’être trompé. Mais un sentiment naît entre eux, et Antonin s’endort dans la charrette de légumes de Ciboulette. De retour à Aubervilliers où Duparquet l’a accompagnée, la jeune maraîchère est mise en demeure par son oncle de choisir définitivement un mari. La découverte d’Antonin dans la charrette (sous un chou !) donne une idée à Duparquet : le jeune homme se fera passer pour le vrai fiancé, un métayer. Nous ne dévoilerons pas la suite car les situations hautement cocasses vont s’accumuler. On devine que les trois prédictions se réaliseront l’une après l’autre et que Ciboulette et Antonin pourront s’aimer. Mais entretemps, la jeune femme, qui est nantie d’une jolie voix, aura vécu l’expérience de la scène sous un pseudonyme espagnol. 

Sur cette trame très amusante, où l’on ne s’ennuie jamais tant le déroulement de l’action est vif et stimulant, Reynaldo Hahn a écrit une musique des plus délicieuses, aux couleurs savoureuses, élégante et légère à la fois. Philippe Blay, dans sa récente biographie de Hahn (Fayard, 2021, p. 381) écrit : L’orchestration est toute mozartienne et d’un raffinement peu habituel pour un théâtre d’opérettes comme les Variétés. L’auteur ajoute à ses propos l’avis de Laurence Equilbey qui a officié en 2013 à la tête du Symphonique de l’Opéra de Toulon pour la présente version. La cheffe souligne le côté chambriste, l’écriture idéale pour la balance des voix, le travail des cordes et des bois, avec peu de cuivres, mais des cors bien mis en valeur. Dans sa partition, Hahn fait l’une ou l’autre allusion, notamment à Bizet, à Massenet ou à Debussy. C’est une incontestable réussite musicale à laquelle il faut donner l’écrin qu’elle mérite. Pour ce faire, les décors, entre bleu et brun, ont été astucieusement aménagés grâce à des photographies d’époque agrandies qui sont du meilleur effet et rappellent la construction de certains sites parisiens ou banlieusards du début du XXe siècle. Cela fonctionne d’autant mieux que les costumes Belle Epoque de David Belugou sont choisis avec un goût très sûr, et que les lumières de Joël Fabing font le reste. Pour l’œil, c’est un régal. 

Le plateau vocal est des plus équilibrés. Julie Fuchs, naïve et délurée à la fois, est une Ciboulette charmante et charnelle, bien ancrée dans les rêves qui lui sont offerts lors de la prédiction de Madame Pingret. La voix est juste, claire et harmonieuse, et même vaillante lorsqu’elle entonne la chanson de route du régiment Y’ a de la lune au bord du toit. Dans le rôle d’Antonin, jeune noble pas toujours très futé, Julien Behr est parfait de présence, se révèle touchant et sait donner à ses interventions lyriques toute leur dimension mélodique. Jean-François Lapointe se glisse dans le personnage de Duparquet avec une aisance remarquable : non seulement il chante à ravir, mais c’est en plus un acteur de grande qualité. Cet aspect est fondamental, car, répétons-le, le théâtre est ici le grand complice de la musique. Les nombreux dialogues exigent une clarté de diction, ici soignée, et l’action demande des facilités de déplacements. Sur ce plan, on est gâté avec ces trois protagonistes. Mais la force de cette production, c’est aussi l’adéquation des autres personnages et la parfaite distribution, comme la jolie Eva Ganizate en Zénobie, Ronan Debois en Roger, ou le couple irrésistible des époux Grenu (Jean-Claude Sarragosse et Guillemette Laurens) à Aubervilliers. Et puis il y a la présence inénarrable, absolu coup de maître, de Bernadette Lafont en Madame Pingret, poissonnière plus vraie que nature, avec sa gouaille populaire, si crédible en prophète du destin amoureux de Ciboulette. Cette grande dame de la scène devait hélas disparaître cinq mois après les représentations de 2013 à l’Opéra-Comique ; le présent DVD est le dernier témoignage filmé de son art. 

On aimerait citer, au-delà des airs hyperconnus que sont Il court, il court, le muguet livré avec le parfum nécessaire, ou Nous avons fait un beau voyage que le duo Fuchs/Lapointe sert avec l’indispensable clin d’œil, une série de séquences du meilleur cru. Ce sont les chœurs (remarquable ensemble Accentus) des deuxième (Nous sommes les bons maraîchers) et troisième tableau (C’est le doux silence des chants), la litanie des prénoms féminins énoncée avec un humour coquin par Ciboulette, l’hilarant moment visuel offert par le défilé en rang d’oignons des huit fiancés que la jeune femme récuse un par un, les confidences de Duparquet (Lapointe est très émouvant dans cette évocation d’un amour perdu) qui révèle qu’il a été le Rodolphe mis en texte par Murger en 1851 dans ses Scènes de la vie de bohème, ou le finale qui clôture l’Acte II avec le savoureux Nous sommes les bons villageois. Sans oublier le moment de pur défoulement quand la jolie Zénobie/Eva Gazinate est enfarinée par Ciboulette, ou encore les parodies d’espagnolades quand l’héroïne devient la chanteuse Conchita Ciboulero. Tout cela procure de vifs moments de plaisir musical et théâtral.

L’acte III, qui se déroule à l’Opéra, entraînera peut-être des avis divergents, car il est conçu dans un contexte de loufoquerie débridée. Le metteur en scène Michel Fau s’est attribué, d’une manière outrancière, les couplets de Mon rêve était d’avoir un amant, massacrés par la Comtesse de Castiglione qui chante faux. Devant le rideau fermé, il s’amuse follement dans ce rôle burlesque et force largement le trait. On apprécie ou pas, c’est selon. Mais on saluera l’abattage et l’audace de cette prise de rôle. A ses côtés, Jérôme Deschamps, le directeur de l’Opéra-Comique, qui intervient « l’air de rien » dès avant le lever de rideau, et que l’on retrouve près de la Castiglione, se situe dans la même veine. On sent que tous deux se sont soumis avec plaisir à cet exercice. Toute la séquence finale se déroule très vite dans une atmosphère débridée et haute en couleurs, dans laquelle la reconnaissance de Ciboulette/Conchita par Antonin est quelque peu escamotée, l’émotion étant moins palpable sous l’excitation. Tout se termine par un jubilatoire Amour qui meurt, chanté par l’héroïne avant la reprise collective par le plateau.

On s’amuse ferme dans ce spectacle délassant qui est à mettre entre toutes les mains (ou plutôt sous tous les yeux) car il est dynamique, facétieux et sans prise de tête. C’est une superbe leçon vocale, mais aussi théâtrale. Nous n’oublions pas de saluer la prestation de l’Orchestre de l’Opéra de Toulon qui, sous la baguette finement équilibrée de Laurence Equilbey, donne à cette partition inspirée tout le sel qui la fait encore mieux goûter. Sur le plan éditorial, les mélomanes qui possèdent la gravure Fra Musica de 2014 (FRA 009) la conserveront précieusement pour son côté luxueux et de splendides photographies en couleurs. Chez Naxos, excepté la couverture intérieure et celle de la notice, on ne trouve que du noir et blanc. Ils préféreront aussi Fra Musica, argument décisif, pour un bonus de trente minutes (intéressants entretiens avec Laurence Equilbey, Michel Fau, la dramaturge Agnès Terrier, Jérôme Deschamps et Julie Fuchs) dont nous prive Naxos, ce qui explique la note attribuée qui n’est dès lors pas maximale.    

Note globale : 9

Jean Lacroix

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