Fitzwilliam et Shostakovitch : sans cesse sur le métier

par

Dimitri SHOSTAKOVITCH (1906-1975) : Quatuors à cordes n° 13 op. 138, n° 14 op. 142 et n° 15 op. 144. Quatuor Fitzwilliam. 2019. Livret en anglais. 86.01. Linn CKD 612 (2 CD).

Au cours des années 1970, le Quatuor Fitzwilliam enregistra pour Decca une superbe intégrale des quinze quatuors de Shostakovitch qui est devenue une référence au même titre que celle du Quatuor Borodine pour EMI, plus tragique et plus étouffante. Ce qui avait séduit chez les Fitzwilliam, qui furent couronnés de prix internationaux, c’était leur virtuosité, leur sens du rythme et la rigueur formelle apportée à la lecture des partitions, même si certains leur reprochaient parfois une expression intime trop peu développée dans les mouvements lents et une recherche systématique du beau son. Mais ce sont précisément ces caractéristiques qui faisaient de l’ensemble une intégrale de haut vol, car les solistes atteignaient au plus profond les accents pathétiques des aveux intérieurs d’un homme en souffrance tout comme la verve ou l’ironie sous-jacente injectée dans maintes pages. Après une visite à York au début de 1973 où il put entendre les Fitzwilliam, Shostakovitch fut conquis au point qu’il leur confia les auditions occidentales de ses trois derniers quatuors. Britten a prétendu que le compositeur lui aurait dit en confidence que c’était l’ensemble qu’il préférait pour l’interprétation de ses œuvres. Fondé en 1968 par quatre étudiants de Cambridge, le Quatuor Fitzwilliam était composé à l’origine de Christopher Rowland et de Jonathan Sparey aux violons, d’Alan George à l’alto et de Ion Davies au violoncelle. Seul Alan George est encore présent dans la nouvelle version des trois derniers quatuors, proposée près de cinquante ans après l’intégrale. Les violonistes sont désormais Lucy Russell et Marcus Barcham Stevens ; le violoncelle est entre les mains de Sally Pendleburry. 

On sait qu’à partir du Quatuor n° 2, Shostakovitch confia la création russe de ceux qui suivirent au Quatuor Beethoven. Il dédia à chacun des membres les Quatuors 11 à 14. Le treizième, créé à Leningrad le 13 septembre 1970, est une grande arche, un Adagio en six parties enchaînées. Cette immense complainte a été dédiée à l’alto solo du Quatuor Beethoven, Vadim Borissovsky, et est adaptée à sa couleur spécifique. On y sent la peur, sinon la terreur de la mort, comme dans une marche funèbre inéluctable qui va jusqu’à se traduire par des coups d’archets tapés sur le bois des instruments des partenaires. La souffrance est tangible. 

Dans le Quatuor n° 14, créé le 12 novembre 1973 à Leningrad en priorité avant Moscou, la conception est plus traditionnelle. Deux Allegrettos aux accents un peu plus légers encadrent un Adagio rigoureux et méditatif. Ici, la dédicace est allée au violoncelliste Sergueï Chirinsky, membre fondateur du Quatuor Beethoven, qui devait décéder avant Shostakovitch, ôtant à son ensemble la possibilité de la création du Quatuor n° 15.

Confié au Quatuor Taneïev de Leningrad, ce dernier fut donné en première audition publique le 25 octobre 1974, mais c’est bien le Quatuor Beethoven, avec le remplaçant de Chirinsky, Evguéni Altmann, qui l’enregistra en première mondiale le 15 janvier 1975 (Shostakovitch s’éteignit le 9 août suivant). La mort est omniprésente dans cette partition ample et étouffante, qui dévoile les affres les plus profonds de l’intimité du compositeur. Construite encore une fois en six Adagios sans interruption (dont le cinquième est une Marche funèbre), elle est écrite dans la tonalité de mi bémol mineur. Elle étreint le cœur de l’auditeur par le poids de mélancolie et de douleur que le compositeur donne en partage.

Que penser de cette nouvelle version des Fitzwilliam ? On constate que la durée globale de chaque quatuor s’est un peu allongée. Peu significative dans les treizième et quatorzième, elle est nettement plus accentuée dans le quinzième. Les trois minutes supplémentaires ajoutent une impression d’oppression et d’intériorité dramatique, ainsi qu’une sensation suffocante du sentiment panique de la mort. On est touché, à des décennies de distance, par la présence de l’alto d’Alan George, aujourd’hui septuagénaire ; son jeu n’a rien perdu de son expressivité ni de sa capacité évocatrice. Au-delà de la beauté plastique toujours présente, les Fitzwilliam d’aujourd’hui soulignent la rigueur et l’austérité du propos comme la puissance émotionnelle qui se dégage des partitions. Nous ne pouvons départager l’actuelle vision de celle des années 1970, même après plusieurs auditions, et certainement pas la mettre en concurrence, car l’investissement y est tout aussi palpable. Les trois autres solistes portent dignement le flambeau de leurs prédécesseurs. La conclusion demeure la même, au-delà du temps et de la formation d’une équipe : celle de la transmission d’un message intemporel qu’un homme de génie a voulu partager avec l’humanité tout entière, et devant lequel on ne peut que s’incliner. 

Son : 9  Livret :   10 Répertoire : 10  Interprétation : 9


Jean Lacroix 

 

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.