Graines de romantisme dans l’orgue italien, entre déclin napoléonien et Risorgimento
1815, seeds of Romanticism in Italy. Pietro Ceracchini (fl. XVIIIe s.) : Offertorio, Elevazione, Post Communio, Toccata. Gaetano Valeri (1760-1822) : Sonata Sesta. Antonio Botti (1766-1799) : Overtura. Giovanni Morandi (1777-1856) : Sonata Sesta ; Rondo con imitazione dei campanelli ; Offertorio en fa mineur. Gaetano Donizetti (1797-1848) : Pastorale. Gasparo Sborgi (1737-1819) : Offertorio, Elevazione, Post Communio. Padre Davide Da Bergamo (1791-1863) : Concertino en ut ; Suonata per l’Elevazione con tromba obbligata. Eugenio Maria Fagiani, orgue Serassi de l’église Santa Maria Assunta de Calcinate (Italie). Juillet 2020. Livret en anglais. TT 71’29. Da Vinci Classics C00561
Que de turbulences en 1815 ! Le 9 juin, le Traité de Vienne redessinait les frontières de l’Europe et rééquilibrait les puissants empires. L’Italie est divisée en huit États. Selon l’historien Antonino de Francesco, « il est vrai que d’une part la chute de Napoléon permit le passage rapide de la péninsule entière sous les drapeaux de la Restauration et que les grands changements (parfois brutaux) opérés par les Français furent remis en question par le retour des anciennes dynasties, mais que d’autre part l’éloignement de l’écrasant protectorat transalpin permit la naissance d’un mouvement proprement national, qui se voulait distinct de l’exemple français et qui aurait mené à une conclusion positive la cause de l’unité italienne. Au lendemain de la naissance du Royaume d’Italie, dans la seconde moitié du XIXe siècle, on ne voulait pas douter que l’année 1815 était la vraie date de naissance de l’Italie contemporaine ».
Au-delà des débats historiographiques, Michele Bosio interroge dans le livret du CD les conséquences artistiques de ces bouleversements, qui contribuent à ensemencer un premier romantisme italien, imprégné de culture franco-prussienne et sous influence du Classicisme viennois. Devenu maître de chapelle à Bergame en 1803, le compositeur d’origine bavaroise Johann Simon Mayr (1763-1845) fut un de ces transfuges et passeurs, qui rayonna jusque Londres et Berlin. Il promut de jeunes élèves comme Gaetano Donizetti, ou le Padre Davide. Il inaugura aussi l’orgue de Calcinate, situé dans cette province de Bergame. Par un heureux hasard, cet instrument fut construit en cette année-charnière de 1815 -nous l’entendons ici après sa rénovation menée au tournant du millénaire.
Ses tuyaux et accessoires (tels que tambour, grosse caisse, cymbales et sistre) sont valorisés par ce disque qui illustre différentes écoles du Bel paese septentrional et adriatique : Lombardie, Les Marches (Offertoire de Giovanni Morandi qui active cette martiale Banda), Venise (Gaetano Valeri). Mais aussi le Grand-Duché de Toscane, puisque cette anthologie puise une Overtura (Antonio Botti) et quelques mouvements de messe (Pietro Ceracchini, Gasparo Sborgi) au manuscrit de la Collezione Ricasoli, alimenté pendant plus d’un siècle par une noble famille florentine.
Que penser de ce répertoire compromis à l’air du temps, aussi peu sacré que possible même sous habit liturgique ? De ces messes où l’on chante et s’esclaffe plutôt que l’on prie ? L’art des grands polyphonistes du passé et la science harmonique s’estropièrent pour un nouveau public avide des mélodies à la mode, celles du bel canto bien sûr ! « Non seulement l’opéra entre à l’église mais aussi la musique militaire et les pages imprimées qui nous sont parvenues, comprenant marches, galops, pas redoublés et autres musiques imitatives du même genre, témoignent d’un style facile, frisant la vulgarité […] dont la recherche de l’effet constitue uniquement le but visé. […] Pages oubliées, d’un style heureusement révolu, dans lesquelles on cherche peut-être en vain quelques traces de musique mais… combien truculentes ! » avouait lucidement René Saorgin dans le livret de son fondamental album Musiques Théâtrales et Militaires (Harmonia Mundi, 1973) enregistré sur un autre instrument des frères Serassi, celui de l’église de Tende. On ne saurait mieux résumer les charmes et les limites des pièces ici rassemblées par le florilège d’Eugenio Maria Fagiani, que nous avions déjà salué dans un programme contemporain autour de Beethoven.
Les Élévations et la Sonate de Valeri sont servies avec grâce et sans excès de sucre ; l’interprète fait ce qu’il peut avec la fade Pastorale de l’auteur de L'Elisir d'amore. Ces cantabile auraient pu trouver des registrations et des recettes de séduction plus avenantes, à l’instar du récit de tromba de la Suonate où la gouaille des anches verdit la palette. C’est surtout dans les étapes d’apparat que triomphe la faconde du virtuose italien, fougueux rythmicien. À San Pietro & Paolo de Provaglio d'Iseo et à l'église paroissiale de Borca di Cadore, Marco Ruggeri avait déjà livré un exaltant panorama sur Giovanni Morandi (Brilliant, été 2015). Ses trois partitions ici sélectionnées suffiront à découvrir son écriture chamarrée et diablement réjouissante. Jusqu’à ce spectaculaire Offertorio en fa mineur où Eugenio Maria Fagiani crève tous les tubes de couleur et déchaine l’arsenal percussif de sa tribune de Calcinate : soyez avertis que les abyssales vibrations de l’extrême-grave mettront votre plancher à l’épreuve.
Son : 8,5 – Livret : 7,5 – Répertoire : 6-8 – Interprétation : 9
Christophe Steyne