Couperin selon Michèle Dévérité
François Couperin (1668-1733) : L’âme en peine. Pièces pour clavecin. Michèle Dévérité, clavecin ; 2018. Notice en anglais, français, néerlandais et allemand. 80’57’’. Sonamusica SONA2305.
C’est une jolie surprise que nous réserve le label belge Sonamusica avec ce florilège de pièces pour clavecin de François Couperin, réunies avec goût et transcendées par Michèle Dévérité, sur un instrument historique de premier choix. Un disque auquel L’âme en peine, dernière pièce du Treizième Ordre, dans la tonalité de si mineur décrite par Marc-Antoine Charpentier comme “solitaire et mélancolique”, donne son titre. Enregistré en 2018, il nous parvient enfin, en dépit du Covid et de la disparition successive de Thierry Bardon, Robert Kohnen et Jean-Pierre Nicolas -respectivement directeur artistique du projet, ancien professeur et mari de l’interprète. De quoi conférer à ce disque attachant une touche d’émotion supplémentaire.
Les aficionados d’orgue et de clavecin se souviendront sans doute de l’enregistrement entrepris par Michèle Dévérité d’une anthologie de musique italienne pour clavier du 17e siècle (chez Arion) et d’une intégrale de l’œuvre des Forqueray père et fils (chez Harmonia Mundi), encensées par la critique. Cette dernière réalisation dépeignait déjà “Les tourments de l’âme” avec pudeur et sincérité, sans emphase ni dramatisme. “L’âme en peine” est d’une veine comparable.
Le séduisant instrument sur lequel Michèle Dévérité a jeté son dévolu pour cet enregistrement se prête à merveille au répertoire. Il s’agit d’un clavecin anonyme construit en France aux alentours de 1650, récemment restauré. La sonorité en est d’une rondeur envoûtante dans tous les registres. Le médium est généreux, les basses, charnues. Les aigus sont chatoyants, quoique plus discrets -mais qu’importe, puisque, dans ses pièces de clavecin, Couperin aime particulièrement à s’attarder sur la moitié gauche du clavier.
“Dans cet enregistrement, nous avons spécialement soigné l’accord en l’adaptant à chaque tonalité”, nous précisait, il y a peu, Michèle Dévérité.
De fait, l’accord de l’instrument bouscule quelque peu nos habitudes d’écoute : au tempérament égal, qui s’est imposé en Occident depuis la fin de la période baroque, la protagoniste de ce disque a, en toute logique, préféré le tempérament “ordinaire”, qui prévalait encore France au 17e siècle et au début du 18e siècle. Ce tempérament, issu du tempérament mésotonique, agrandit inégalement certaines tierces et certaines quintes pour pouvoir jouer dans des tonalités éloignées. L’éloquence, l’expressivité exacerbées qui caractérisent la musique baroque sont rehaussées par ces tempéraments inégaux, à l’aide desquels les compositeurs -au premier rang desquels les clavecinistes français- érigeaient des œuvres chargées d’”affects”. Comme nous l’a judicieusement fait observer l’interprète de ce disque, qu’une pièce telle que La Convalescence soit à ce point “grinçante” n’est donc ni le fruit du hasard ni le résultat de ce que nous aurions trop vite tendance à qualifier aujourd’hui d’ “intonation défectueuse”, mais au contraire un effet recherché par Couperin, qui, très malade à l’époque de sa composition, se savait probablement condamné.
Cet enregistrement, dont Les Folies françoises ou les Dominos constituent le plat de consistance, offre un condensé des plus belles pièces pour clavecin de François Couperin, sans s’astreindre à ressasser coûte que coûte les plus connues (exit, donc, Les Baricades Mistérieuses !).
Publiées en quatre recueils entre 1713 et 1730, rassemblées par tonalités en vingt-sept suites ou “ordres”, les pages pour le clavecin du neveu de Louis Couperin sont, pour la plupart, d’une profonde mélancolie. On ne s’étonnera pas, dès lors, que l’interprète ne hâte pas le pas -pas même lorsque le compositeur l’invite à jouer “sans lenteur”. Encore fallait-il, pour faire une réussite de ce disque, faire davantage que “prendre le temps de l’expression” : traduire, par la délicatesse du toucher et des ornements, cette intimité, cette tendresse, cette fragilité qui sous-tend l’œuvre entier du compositeur. Et ne pas oublier que, si le clair-obscur règne en maître sur un pan non-négligeable de la production couperinienne, l’art de Couperin Le Grand est avant tout celui d’un coloriste. L’humour et la fantaisie ne faisaient d’ailleurs pas défaut à l’auteur du Concert dans le goût théâtral, comme en témoignent Les Fastes de la grande et ancienne Mxnxstrxndxsx, petite comédie en cinq tableaux qui égaie le programme en son centre, Les Amusemens, ou encore les intitulés évocateurs de nombreuses partitions.
“J’avouerai de bonne foi que j’aime beaucoup mieux ce qui me touche que ce qui me surprend”, confessait ce peintre des sentiments qu’était François Couperin. Ce disque ne peut que ravir ceux qui partagent sa pensée. Michèle Dévérité imprègne les trente-trois pages qui défilent sous ses doigts de grâce, rêve et nostalgie. Le langage favori de Couperin n’est-il pas, après tout, celui qui n’affirme rien mais insinue, pour reprendre la belle expression de Philippe Beaussant?
Soulignons, pour finir, la clarté et le relief de la prise de son, ainsi que la beauté de l’objet en lui-même, serti dans une pochette à l’effigie du compositeur et accompagné d’une notice quadrilingue, richement illustrée et documentée. Il n’y manque qu’une biographie de l’interprète.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Olivier Vrins