Hommage à la violoniste Erica Morini

par

The Art of Erica Morini. 1955-1965. Livret en anglais et allemand. 13 CD DGG. 00289 486 3255. 

Deutsche Grammophon remet en coffret les enregistrements que la virtuose Erica Morini (1904-1995) avait réalisés pour les labels American Decca, Westminster et Deutsche Grammophon dans les années 1950 et 1960. C’est une heureuse initiative tant ces gravures appartiennent au patrimoine de l’art interprétatif et témoignent de la pratique d’une musicienne au destin hors du commun qui traverse le XXe siècle. 

Née à Vienne dans une famille d’artistes -son père dirige une école de musique, les six frères et sœurs d'Erika sont tous artistes ou liés aux domaines artistiques-  la jeune femme est une enfant prodige qui épate tout le monde, y compris les têtes couronnées. A l’âge de cinq ans, elle se produit devant l’Empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph et elle reçoit en cadeau une poupée ! A sept ans, elle est admise au Conservatoire de Vienne où elle est la première femme à suivre des cours mais aussi la plus jeune étudiante. Elle bénéficie des cours de Rosa Hochmann-Rosenfeld, elle-même élève du grand Jakob Grün. Elle est ensuite l’élève du légendaire Otakar Ševčík alors qu’elle se perfectionne en privé avec Joseph Joachim. Mais ces cours en parallèle lui permettent de forger un style dont elle dira "Mon bras droit inclinant vers Joachim et ma main gauche vers Ševčík". 

Les premiers succès sur scène à Vienne sont renversants alors qu'elle n’a que 11 ans !  En 1917, à l’occasion d’un Festival Beethoven, elle joue le Concerto pour violon sous la direction d’Arthur Nikisch.  Ce dernier déclare à son propos qu’il ne s’agit pas d’une simple enfant prodige mais d’une merveille. En 1918, elle fait ses débuts avec le Philharmonique de Berlin à l’occasion d’une soirée de concertos pour violon. Elle est aussitôt engagée pour un concert au Gewandhaus de Leipzig. En juin 1920, elle fait ses débuts avec le Philharmonique de Vienne au Musikverein de Vienne : Mozart sous la direction de Felix Weingartner.  

En 1921, elle fait ses débuts aux USA au Metropolitan Opera de New York sous la baguette d’Arthur Bodansky. Peu après ce concert, elle a l'opportunité de jouer sur un instrument merveilleux : un  Guadagnini de 1775.  Ce violon a été la propriété de la célèbre violoniste américaine Maud Powell,  décédée en 1920.  Selon les termes de son testament, elle léguait son instrument « à la prochaine grande femme violoniste ». La même année, elle effectue ses premiers enregistrements pour Victor Talking Machine Company.  Sa carrière est bien lancée et elle assure des concerts de part et d’autres de l’Atlantique dans les plus grandes salles de concerts avec les chefs les plus prestigieux : Vieuxtemps à Londres avec Serge Koussevitzky, Tchaïkovski à Leipzig avec Furtwängler…    

En 1932 elle épouse le bijoutier italien Felice Siracusano avec lequel elle s’installe en 1938 à New York. Les USA seront sa nouvelle résidence et elle est naturalisée en 1943. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle est leader d’un quatuor à cordes composé de Josef Gingold, Milton Katims et Frank Miller. La musique de chambre était l'une de ses passions et les artistes se retrouvaient pour jouer à l’appartement de la violoniste.  

A partir des années 1950, elle fonde un duo avec le pianiste Rudolf Firkušný, duo magique entre l’expressivité de la violoniste et cet aristocrate du clavier. De grands moments jalonnent ces années : des concerts à Perpignan avec Pablo Casals ou un concert new yorkais en hommage à Fritz Kreisler, en 1962,  avec Isaac Stern, Zino Francescatti et Nathan Milstein. L’artiste met un terme à sa carrière en 1976. 

Le présent coffret reprend donc ses enregistrements pour les labels American Decca, Westminster et Deutsche Grammophon. Ils composent un beau portrait autour des piliers du répertoire de l’artiste : des classiques et une absence de musique de son temps. Bien sûr le style violonistique est à l’ancienne tant la musicienne a été formée par des professeurs issus des grandes traditions du XIXe siècle. On est dans un style très expressif qui habite les lignes mélodiques avec des cordes qui chantent et un vibrato plus prononcé, mais jamais vulgaire ou appuyé car adaptatif. Des aspects techniques sont évidement passés de mode, comme certains glissandos, voire peut-être même insupportables d'exagérations et de personnifications pour nos prudes oreilles contemporaines, mais tous ces aspects composent le style musical sincère de cette grande artiste.

Mozart et Bach illustrent ce parcours avec des interprétations telles des balades poétiques. Même si du côté des orchestres et des directions, le style est quant à lui fortement daté, on admire la qualité de la vision stylistique et le sens de la narration qui anime le discours. 

Du côté des concertos, c’est l’album proposant les concertos de Tchaïkovski et de Brahms enregistré à Londres avec le Royal Philharmonic sous la baguette d’Artur Rodzińsk qui est un must. Le tempérament et l’engagement des deux artistes emportent tout sur leur passage, on est parfois aux limites d’un orchestre un peu secoué dans ses retranchements mais rarement Tchaïkovski aura été si flamboyant et Brahms aussi engagé dans sa ferveur et son énergie brute. Autre grande réussite, les concertos de Bruch et Glazounov avec le Radio-Symphonie-Orchester Berlin sous la direction stylisée de Ferenc Fricsay. Le concerto anti-virtuose de Glazounov, tout en musicalité, expressivité et élégance, est ici ciselé dans un exercice d'écoute mutuelle. On salue l’adaptabilité de la violoniste : explosive en tandem avec le bouillant Artur Rodziński et finement élégante avec Ferenc Fricsay.    

Du côté chambriste, on retient les quatuors de Beethoven (Quatuor en Ut Mineur, Op.18/4) et de Mozart (Quatuor en Fa majeur “Prussien n°3). Ce dernier est proposé en deux versions : mono et stereo. Outre Erica Morini, le quatuor est composé de Felix Galimir (violon), Walter Trampler (alto) et Laszlo Varga (violoncelle). Bien évidemment, il ne s’agit pas d’un quatuor établi, mais de 4 amis qui se plaisent à jouer avec bonheur et enthousiasme. Du côté duo, on apprécie grandement les sonates de Mozart, Brahms et Franck avec Rudolf Firkušný ou Leon Pommers. Le ton est à la balade musicale avec une forte expressivité de la violoniste secondée par le pianisme élégant de ses accompagnateurs, en particulier Rudolf Firkušný. Le caractère tantôt grave, tantôt jovial des partitions est ici cerné dans une dynamique foncièrement narrative. La célèbre sonate “Le Printemps” de Beethoven est ainsi une promenade véritablement primesautière d’un violon humain et lumineux qui se plaît à musarder et à prendre son temps, contemplatif de la nature. Dès lors, cette vision humaine convient un peu moins à la plus formelle sonate de Franck.   

On apprécie aussi le disque de courtes partitions de genre, jolie somme de piécettes de Schubert, Kreisler, Tchaikovsky, Mozart,  Gluck, Gounod, mais aussi Paradis, Godard et Chaminade. C’est un exercice qui est passé de mode mais qui reste un étalon pour juger de la musicalité. Enrica Morini délivre des lectures personnelles et contrastées, parfois même suggérées, d’une musicalité expressive mais jamais surfaite. 

On prendra comme bonus les deux disques d'œuvres baroques de Tartini, Vivaldi, Pergolesi et Nardini avec Leon Pommers, témoignages d’un autre temps mais qui témoignent encore de la sincérité expressive de l’artiste. 

Dès lors, ce coffret est une pierre blanche de l’interprétation, d’autant que l’édition est soignée avec un booklet bien illustré et enrichi d’une très belle synthèse sur l’art de l’artiste. Les rageux pourront dire que ce style a trop souvent mal vieilli mais en ces temps d'uniformisation et de fadeur généralisée, Erica Morini fait preuve d’un art personnel expressif et d’un engagement total. C’est un exemple pour les jeunes artistes. 

Son : 6/8  – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10  

Pierre-Jean TRibot

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