Répertoire chorégraphique dans le Baroque français, -improbable et cuisante déception

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Les Caractères de la danse du Bourgeois Gentilhomme à Orphée. Œuvres de Jean-Baptiste Lully (1632-1687), Jean-Féry Rebel (1666-1747), Jean-Philippe Rameau (1683-1764), Christoph Willibald Gluck (1714-1787), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791). Reinhard Goebel, Orchestre de l’Opéra Royal. Livret en français, anglais, allemand. Février 2021. TT 69’47. CVS 055

La vie de Mozart, si elle eût été plus longue, toute la face de la terre aurait-elle changé ? Il n’est pas mort en 1794 comme le laisserait penser la coquille en page 3 du livret, mais acheva en 1781 ce ballet K. 367 pour l’opéra Idomeneo, qui constitue la fin d’une époque, du moins borne le panorama de ce disque. Celui-ci se présente comme un florilège du répertoire chorégraphique français (ou influencé par lui) depuis l’ère baroque jusqu’au classicisme de la fin du XVIIIe siècle.

Dans ses lignes de notice, Reinhard Goebel revient sur ce contexte, depuis la fondation de l’Académie Royale de Danse en 1661, par lettre patente de Louis XIV afin de « rétablir ledit Art dans sa premiere perfection, & l'augmenter autant que faire se pourra ». Discuter, standardiser les pas et gestes, former les danseurs, telle fut la charge de treize académiciens « lesquels s'assembleront une fois le mois, dans tel lieu ou maison qui sera par eux choisie & prise à frais communs pour y conferer entre eux du fait de la Danse, aviser & deliberer sur les moyens de la perfectionner, & corriger les abus & defauts qui y peuvent avoir esté ou estre cy-après introduits ». Un cénacle qui perdura plus d’un siècle, jusqu’à l’aube de la Révolution. Le triomphe des demoiselles Prévost, Sallé et Camargo, dont on trouve portrait dans le livret.

Le parcours débute par une poignée d’extraits du Bourgeois Gentilhomme, inauguré en 1670, musique de Jean-Baptiste Lully, ballets par Pierre Beauchamp. Une pièce dont l’influence fut aussi considérable que la postérité, si l’on en juge par exemple par la Suite opus 60 de Richard Strauss. Cette comédie-ballet, et notamment la leçon donnée à Monsieur Jourdain, fut une source d’inspiration pour Les Caractères de la danse de Jean-Féry Rebel, une anthologie chorégraphique dépourvue de chant, et même d’argument contrairement à la tradition du ballet de cour. Point de narration donc, mais la démonstration de l’habileté des danseurs, et une vocation quasi patrimoniale si l’on considère que s’y thésaurisent des échantillons de ces Bourrées, Sarabandes, Gavottes émanées des diverses provinces de l’empire du Roi-Soleil. La renommée de ces Caractères imprimés à Paris en 1715 fut telle que Pisendel les copia pour la Cour de Dresde, et que Johann Philipp Kirnberger (élève de Bach) publia un « recueil d’airs de danse caractéristiques » diffusé à Berlin (1788) et Amsterdam.

L’importance de la pose, du maintien, valeurs distinctives pour la société courtoise, se cristallise dans le Pigmalion de Rameau, quand la statue façonnée par les ciseaux du sculpteur prend vie et s’anime au gré d’un panel de danses célébrant par allégorie la métamorphose de l’inerte au mouvement bien éduqué. C’est une autre stylisation qu’illustrent les célèbres pages que Gluck écrivit pour son opéra Orphée et Eurydice : des tableaux descriptifs assurant la transition quasi symphonique vers le ballet moderne né au siècle suivant. Aurait-on préféré des extraits d’une autre création glückiste, qui cadrât mieux avec l’ambition de ce CD et traduisant l’évolution du genre ? : le Don Juan chorégraphié par Gasparo Angiolini, émancipant la danse de son véhicule musical.

À notre époque, ce répertoire utilitaire a parfois subi une réalisation musicale inadaptée (accentuation, tempos…), déformée par l’épaisseur des siècles et la sanctuarisation romantique, envers laquelle s’érigea en 1981 un vinyle de Francine Lancelot et Pierre Séchet chez l’éditeur Stil : « ce disque répond à une demande relativement récente, mais de plus en plus pressante : celle des danseurs qui sont dans l’impossibilité de travailler faute de publications musicales tenant compte du caractère de chaque danse ». Quarante ans après, maints disques sont venus enrichir une approche « historiquement informée », dont on trouvait prémices dans les Pigmalion de Marcel Couraud (Archiv, 1962) ou Gustav Leonhardt (DHM, 1980), lequel s’était déjà distingué dans le Bourgeois Gentilhomme (DHM, 1973).

Alors que les conceptions se sont raffinées, que la pratique s’est perfectionnée, on s’étonne ainsi que l’écoute du présent CD soulève tant de questions et d’incrédulité. Pourquoi un simpliste espéranto paraît-il s’emparer de ces sessions, homogénéisées dans un style taillé en prêt-à-porter ? Pourquoi du Grand Siècle à Mozart l’interprétation semble-t-elle lissée dans un même langage qui semble indifférent à toute variante esthétique ? Pourquoi a-t-on la sinistre impression que la diction érode le tactus, lessive toute complexité d’articulation, passe les notes inégales au lit de Procuste ? « Les notes pointées se jouent pesamment, et celles qui leur succèdent, de manière fort courte et perçante. Les pièces vites doivent être exprimées gayement, en sautant, moyennant un coup d’archet très court, et qui est toujours marqué par un poids intérieur qu’on lui donne, afin que le danseurs en soient toujours comme élevés et excités à sauter, et que les spectateurs comprennent et sentent ce que les danseurs veulent exprimer ; car la danse sans musique est comme un mets en peinture » estimait Johann Joachim Quantz, l’auteur du fondamental Essai d'une méthode pour apprendre à jouer de la flute traversiere, avec plusieurs remarques pour servir au bon goût dans la musique (1752).

L’Ouverture du Bourgeois en devient étrangement fluide et piétonne. Tandis qu’une direction uniforme se heurte à celle de Pigmalion, dont la subtilité résiste à pareille routine –la friction entre la souplesse, la poésie de la partition et le lâche justaucorps qu’on veut lui imposer met mal à l’aise, surtout dans l’échappée vers le Vite (1’42) qu’on nous sert dépenaillée, sans rigueur ni cohésion rythmique au gré de pupitres mal ajustés. Réécoutons Christophe Rousset à la tête des Talens Lyriques (L’Oiseau-Lyre, octobre 1996). La suite déroule sa monotonie jusqu’à un Tambourin bien mécanique et empesé, qui répond au même épais spectacle que la Marche pour la cérémonie turque assénée avec une rigidité exempte de nuance dynamique comme de phrasé (réécoutons Le Concert des Nations de Jordi Savall, Alia Vox), malgré des percussions bien sonnantes. Une raideur similaire au défilé en corset d’airain que nous entendions dans la bande-son du Roi Danse (film de Gérard Corbiau) captée à Cologne en juillet 1999 sous la conduite du violoniste rhénan. Suivie par une Chaconne monocorde, aplatie comme une limande. 

L’enfilade compilée par Rebel, où doivent pourtant régner diversité et caractérisation, ronronne ici comme l’impassible visite d’un musée de la taxidermie ; même la Gigue en devient lasse et molle du genou, pour ne rien dire du Rigaudon élimé, d’une Sonate adipeuse et d’une conclusion où vélocité et précision des archets atteignent leur limite : autant d’embryons qu’on ne voudrait si desséchés, alors que Marc Minkowski avait superbement ouvert la voie dans son album de 1993 (L’Oiseau-Lyre), couplé avec Les Elémens.

Même si le chef allemand apparaît plus à son affaire dans Orphée et Eurydice, son équipage apparaît lourd, malhabile et forcé dès l’Ouverture, clinquante et placardée. La Pantomime semble absente, vidée, quitte à laisser errer les cordes. Tandis que le sublime Ballet des Ombres nous transporte, en guise de Champs Élysées, dans un univers dilaté qui baigne d’insouciance les gradations entrevues par Hector Berlioz (« une voix à peine perceptible qui semble craindre d’être entendue ; puis elle gémit doucement, s’élève à l’accent du reproche, à celui de la douleur profonde, au cri d’un cœur déchiré d’incurables blessures, et retombe peu à peu à la plainte »). Certes l’Air des Furies fait de l’effet (les cuivres !) mais effraie-t-il ? Même de traditionnels orchestres de fosse comme celui de Covent Garden sous la férule de Georg Solti (Decca, 1969) surent mieux fendre l’armure pour aiguiser les maléfiques voltiges. 

À Mozart, il ne fallait qu’une plomberie à l’emporte-pièce pour en chasser les parfums et la grâce, d’autant que la captation assez grossière surgonfle les perspectives et fait ronfler les contondantes timbales, jusqu’à nous abandonner étourdis dans le Pas de Monsieur Le Grand. Bilan global pour ce CD ? La couleur authentique des instruments et le senza vibrato suffiraient-ils à breveter une prestation convaincante quand tant d’ingrédients techniques font défaut, quand les styles deviennent interchangeables ? Les quelques moments de brio pallieront-ils tant de regrets ? Et la danse ? Rivée au parquet ? De quoi Terpsichore s’est-elle vengée ? Y compris dans le Baroque Français (cf le coffret Parnasse chez Archiv Produktion), on ne compte pas les enregistrements de Reinhard Goebel et son Musica Antiqua Köln pour lesquels on tresserait dix couronnes. Ce n’est hélas pas le cas de celui-ci, contestable, douteusement abouti, qui nous tombe presque des mains. Une expression guindée, alignée en rang d’oignons ou étouffante, contrarie ce que nous espérions de ce projet, d’un tel Konzertmeister, et de l’ensemble versaillais a priori parmi les mieux autorisés. Il y a quarante ans, on aurait peut-être applaudi ces qualités ; aujourd’hui, dans un champ discographique aussi actif et pavé de tant de succès, doit-on museler notre exigence et taire notre déception ? 

Christophe Steyne

Son : 7,5 – Livret : 9 – Répertoire : 8-9 – Interprétation : ?

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