Hypnotiques madrigaux de Michelangelo Rossi, accompagnés aux claviers microtonaux

par

Madrigali al Tavolino. Michelangelo Rossi (c1601-1656) : O miseria d’amante ; O prodighi di fiamme ; Con che soavità ; Occhi, un tempo mia vita ; Aima affitta ; Pallida geliosa ; O donna troppo cruda ; Credete voi ; Voi volete ; Or che la notte ; Langue al vostro languir ; Come sian dolorose ; Cura gelata e ria ; Per non mi dir ; Ohimé, se tanto amate. Ensemble Domus Artis. Lina Marcela López, soprano. Florencia Menconi, mezzo-soprano. Dániel Mentes, contreténor. Akinobu Ono, ténor. Breno Quinderé, Csongor Szántó, barytons. Johannes Keller, arciorgano, clavemusicum omnitonum. Mars 2019. Livret en anglais, français, allemand ; texte des chants en langue originale et traduction trilingue. TT 56’14. Glossa GCD 922522

À considérer la discographie, l’œuvre pour clavier de Michelangelo Rossi est bien plus fréquentée que ses pièces vocales, certes particulièrement exigeantes. La trentaine de madrigaux qui survivent en manuscrit furent explorés dans les albums Straziami Pur Amor d’Il Complesso Barocco d’Alan Curtis (Virgin, 1997), et plus récemment dans La Poesia cromatica du Huelgas Ensemble de Paul van Nevel, capté le 13 juillet 2008 dans le cadre du Festival de Saintes (DHM). Alors que l’art vocal hérité de la Renaissance est en pleine mutation, Rossi cultive encore le madrigale al tavolino, polyphonie à chanter autour de la table. Un art extrêmement raffiné et érudit, consigné en parties séparées mais aussi en partition qui en font saisir les complexes connexions simultanées. Un art spéculatif qui rappelle que Rossi, non sans hasard, exerça en ses dernières années pour le compte du savant universel Athanasius Kircher (1602-1680), y multipliant les expériences harmoniques. L’octave revisitée en structure microtonale : ces madrigaux exploitent vingt-trois degrés au lieu des douze de l’échelle chromatique. Le livret relate une thèse récente selon laquelle Rossi aurait connu un clavecin à 31 touches par octave.

On ne s’étonne donc guère que Johannes Keller, spécialiste des questions d’intonation et de tempérament à la Schola Cantorum basiliensis, se soit emparé de l’opportunité, accompagnant le chant (ou alternant avec lui) par un clavemusicum omnitonum (suivant le système de Nicola Vicentino) et les tuyaux d’un arciorgano de huit pieds ouverts (36 touches par octave). L’orgue intervient aussi au gré de quatre improvisations explorant le territoire harmonique et accusant les frottements dissonants. Certains moments sont transposés dans le respect des micro-intervalles conçus par le compositeur.

Le livret insiste sur les enjeux performatifs dont s’honore notre équipe, choisissant scrupuleusement les salles et le volume de public admis, conformément à la vocation élitaire de cette musique et favorisant un contact privilégié avec celle-ci. La confrontation avec le sens du texte, la réflexion sur le contenu musical, la licence interprétative relèvent aussi d’une éthique expérimentale, à la fois conceptuelle dans sa genèse et spontanée dans le feu de la représentation. Quitte à ce qu’un chanteur s’arrête en s’exprimant sur les raisons de cette interruption ! En toute prévenance, face à une telle esthétique de l’instant fragile et vivant, la notice de Johannes Keller admet le caractère artificiel d’un enregistrement, mais confirme que ce CD reste fidèle à l’habituelle démarche concertante de Domus Artis. Même si en l’occurrence la session s’est dispensée… de table et se trouve captée dans une acoustique un peu plus large (Grosses Radiostudio de Zurich) que lors de leur pratique live.

Certaines questions restent à débattre, ainsi une interprétation instrumentée plutôt que le strict a cappella. Le livret (page 15) cite une préface de Lodovico Cenci (1647) au sujet du cadre et du silence nécessaires à l’exécution, mais omet opportunément cette autre phrase : «  je ne dote mes madrigaux d’aucune basse continue, considérant plus subtil le concert harmonieux des voix humaines ». En l’espèce,  le timbre des voix (appréciation hautement subjective) pas toujours au faîte de la suavité sera affaire de goût. En tout cas, l’expertise technique en acte, le sérieux de l’entreprise invitent une écoute attentive et souvent intriguée par cette extravagante manière romaine qui n’a pas fini de surprendre nos oreilles d’aujourd’hui, même quand elles connaissent les aventures microtonales ressuscitées par le XXe siècle. Entendre géométriser d’aussi insolites irisations, parfois jusqu’au vertige, c’est comme intoxiquer le regard par les angles étranges et les reflets improbables d’un hexakioctaèdre de cristal.

Son : 8,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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