Bach au luth par Jadran Duncumb : intelligence de l’inconfort

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Suite en sol mineur BWV 995. Prélude en ut mineur BWV 999. Fugue en sol mineur BWV 1000. Partita en ut mineur BWV 997. Jadran Duncumb, luth. Livret en anglais, allemand, français, norvégien, japonais. Janvier 2020. TT 52’33. Audax ADX 13728

Pour son second disque soliste chez Audax, après Weiss et Hasse, Jadran Duncumb se penche sur le Lautenwerk de Bach. Du moins une partie, qui écarte (seront-elles invitées dans un prochain volume ?) la Suite en mi mineur, le triptyque BWV 998, et les transcriptions des Sonates & Partitas BWV 1001-1006 qu’on associe à ce répertoire. Le luthiste a confronté les moutures originales, quand elles nous sont connues, avec les tablatures contemporaines conservées à la Musikbibliothek de Leipzig pour les BWV 995, 997 et 1000. Et a adopté la même libre approche pour les autres pages, en visant à maximiser le potentiel expressif. Licence et éloquence, comme il l’explique en ses lignes : « concevoir une partition baroque comme un texte dramatique, le musicien ayant pour rôle de donner vie à la musique, tout comme un comédien fait vivre un monologue de Shakespeare. »

L’artiste cite en exemple To be or not To be d’Hamlet mais son ardente interprétation, bien loin du caractère indécis et inhibé du monarque danois, ferait plutôt penser à cette tirade du Henry V exhortant les troupes : « Stiffen the sinews, conjure up the blood, Disguise fair nature with hard-favoured rage: Then lend the eye a terrible aspect » (III-1). Dès la célèbre Suite en sol mineur, et le reste est à l’avenant, on est émoustillé par un jeu incroyablement fouillé, qui pourrait se perdre (et nous avec) dans les entrelacs s’ils n’étaient si précisément tracés et dominés par un vif esprit. L’ornementation chargée (triturée voire), l’infinie variété des attaques labourent des arpents bien plus tortueux que l’arachnéenne poésie d’Eugen Müller-Dombois (RCA Seon, 1972) ou Thomas Dunford (Alpha, 2017), et plus âcres que les souples élégances d’un Hopkinson Smith (Astrée).

Le livret confirme d’ailleurs que l’enregistrement a recherché une certaine âpreté, ne serait-ce que par une captation proche et sculpturale (certaines oreilles la trouveront sèche), qui ne nous épargne rien des changements de position, de la respiration des chœurs, du travail des cordes. On échappe d’autant moins à la raideur que celle-ci s’avère énergiquement courtisée, incessamment texturée, grenelée au pigment brut, étreinte par des phrases serrées à bloc, ennemies du silence et de toute mollesse. Si vous cherchez le Bach serein polyphoniste ou l’élégance devant l’Éternel, passez votre chemin. Rien n’est simple dans ce témoignage intensément personnel, qui ne vous lâche pas une seconde. L’anti-bréviaire de la routine. Les partitions semblent relues à l’exponentiel, presque transcendées en métatexte. Pour trouver un équivalent pianistique, on penserait au Chopin revu et risqué par Leopold Godowsky. Cela pour dire combien la conception et l’exécution de Jadran Duncumb s’élèvent à une virtuosité hors du commun. On n’osera pas écrire que les âmes sensibles doivent s’abstenir, mais on est certain que les aventuriers peuvent accourir.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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