Iannis Xenakis, un père bouleversant par Mâkhi Xenakis

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Un livre bouleversant aussi. Il s'ouvre sur un texte du onzième chant de l'Odyssée : "Serre l'âme de ma mère bien morte dans mes bras. Trois fois, je m'élançais; tout mon coeur la voulait. Mais trois fois, d'entre mes mains telle une ombre où un songe elle s'envolait. La détresse devenait plus aiguë dans mon coeur" (Ulysse) mis en exergue par le compositeur sur la partition de Aïs  pour voix et orchestre (1980). Il se referme sur une sculpture d'Antigone, celle réalisée par l'auteure après en avoir vu une autre, "Oedipe aveuglé, guidé par sa fille Antigone" et écrit son livre sur Louise Bourgeois, "L'aveugle guidant l'aveugle". L'ouvrage qui se lit comme une oeuvre d'art est tout imprégné de la Grèce antique, non seulement du fait des origines grecques de son père Iannis -dont la famille était en fait émigrée de la Crète et avait rejoint un temps la Roumanie où est né Iannis- mais surtout par son esprit, son humanisme, son humanité. Mâkhi Xenakis est la fille unique de Iannis et de Françoise dont les romans nous enchantent par sa perspicacité humoristique et souriante de la vie et ses acteurs. Mâkhi, architecte de formation, est aujourd'hui peintre et sculpteur. Si les premières pages de ce magnifique ouvrage abondamment illustré parlent des origines et de la jeunesse du compositeur, c'est pour nous imprégner de ce qui sera le moteur de sa vie : la littérature et la philosophie grecques, les mathématiques tel un absolu susceptible de répondre aux questions fondamentales du mystère de la vie comme elles devront répondre à celles du mystère de la musique. Et là, ce n'est pas donné ! Où se situe ce compositeur refusé par Honegger, Milhaud et Nadia Boulanger, finalement autodidacte, ingénieur de formation, non adepte des sérialistes du temps, davantage porté par la musique concrète sans toutefois qu'elle réponde à sa recherche d'absolu? Il est seul, intransigeant, jusqu'à sa rencontre avec Olivier Messiaen qui pressent dès l'abord un génie dont il faut laisser fleurir les bourgeons. Un autre moment fort du compositeur est celui où Le Corbusier lui signifie son renvoi par une lettre du 31 août 1959. Iannis Xenakis se consacrera alors totalement à la musique, les commandes afflueront, les créations se succèderont, il deviendra l'invité des grands festivals de musique contemporaine, multipliera les distinctions honorifiques, sera joué par Pierre Boulez, Pludermacher, Hermann Scherchen, soutenu par Claude Samuel et Maurice Fleuret... invité à déjeuner par François Mitterand à l'Elysée, invitation qu'il déclinera car... il ne mange jamais à midi...
Mais revenons un peu sur le parcours de Iannis Xenakis aux côtés du Corbusier. Un parcours où "tout roule" peu après son arrivée en France en 1947 -il était condamné à mort par contumace en Grèce pour sa résistance antinazie : Xenakis est heureux de travailler auprès de l'architecte à la pointe de la modernité; Le Corbusier est heureux de travailler avec un assistant aussi au fait des subtilités de l'acoustique qu'il résolvait dans ses projets architecturaux. De grands chantiers lui sont confiés dont le Couvent de La Tourette, l'école maternelle de Rezé-les-Nantes -on retrouvera dans l'architecture de la toute récente aile de Launoit de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth le concept des "neumes architecturaux" conçus par Le Corbusier/Xenakis- et le Pavillon Philips de l'Exposition Universelle de Bruxelles en 1958. C'est ce dernier qui suscita la brouille dans la joyeuse équipe, Le Corbusier revendiquant à lui seul cette réalisation, ce que ne put accepter Xenakis. On connaît la suite de l'histoire. Le Corbusier tentera de rappeler le compositeur mais en vain.
Mais ce qui rend cet ouvrage si attachant, ce sont les nombreux fac-similés des carnets rouges à spirale auquel le compositeur confie ses travaux de recherche, ses découvertes, ceux des grandes feuilles millimétrées où il couche ses esquisses, les nombreuses réflexions reprises en couleur bleue dans le texte, les nombreuses photos aussi... tout un cheminement auquel l'auteure nous offre de participer. Admirons aussi la qualité de papier et de présentation mise en oeuvre par l'éditeur. En quittant ce bel ouvrage, on n'a qu'une seule envie: réécouter la musique de Xenakis et retrouver l'homme dans ces pages.
Bernadette Beyne
2015, Editions Actes Sud, 226 pages, 29 € 

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