Intégrale du Clavier bien Tempéré par Francesco Cera : sobre exigence et patientes révélations

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Das Wohltemperierte Klavier, Teil 1 & 2 BWV 846-893. Francesco Cera, clavecin. Livret en italien, anglais. Octobre 2021, avril 2022. Coffret 4 CDs. TT 63’53, 61’37, 72’17, 77’12. Dynamic CDS7997.04

Après un double SACD chez le label Arts qui en juin 2008 explorait les Suites françaises, Francesco Cera se confronte à un autre corpus soliste de J.S. Bach, monument de la littérature claviéristique. Selon ses mots dans la notice, deux aspects de ce recueil l’ont guidé : une épreuve de discipline tant physique que mentale, et la musique tant qu’elle se fait méditation. La parcours jumeau dans les vingt-quatre tonalités se déploie sur un clavecin de Daniele M. Giani (2019, d’après un Henri Hemsch de 1736 conservé à Boston), accordé par l’interprète lui-même pour répondre à la question du tempérament (on n’en saura pas plus). On ignore aussi si les deux sessions réalisées au Palazzo Sanseverino (octobre 2021, avril 2022) correspondent respectivement à chacun des Livres, mais dans le premier l’instrument semble capté un peu abruptement, brouillant les résonances harmoniques (ce qu’accuse un fort niveau de gravure), alors que le second respire dans une acoustique plus aérée et mieux ajustée. Détail éditorial : le minutage indiqué pour le troisième CD (66’28) minore erronément celui que nous avons relevé (72’17).

Parmi les récents enregistrements qui nous sont parvenus, le témoignage de Francesco Cera ne verse pas dans le tactus interrogateur et les registrations épicées que proposait Cristiano Holtz (Ramée, octobre 2019) pour la Teil I, et s’apparente encore moins au cabinet de curiosités exposé ventre ouvert par Andreas Staier (Harmonia Mundi, juin-juillet 2020) pour la Teil II, ici abordée d’après la plume de Johann Christoph Altnickol (1744). L’interprétation du Livre I relèverait plutôt de l’académisme de Vincent Bernhardt (Calliope, mars-avril 2019) sondé dans l’acabit de son 16’, à la fois didactique et confraternel, dans l’esprit de la Hausmusik. L’interprétation du Livre II retrouve volontiers la concentration et la vocalité de Michel Kiener (Passacaille) dont le clavecin, comme le Giani émané de la facture classique française, visitait les calmes allées d’un jardin digne de Le Nôtre.

Si l’on devait simplifier le jugement qui se dégage de ces quatre heures et demie, avouerait-on que dans l’ensemble le Livre II nous semble ici mieux réussi, et que les Fugues inspirent davantage que les Préludes plus géomètres que poètes ? Sous les doigts de Francesco Cera, le Prélude BWV 851 parait ainsi un peu édulcoré, les chromatismes du BWV 889 se linéarisent jusqu’à l’ennui. Pour un BWV 860 percutant, projeté avec ce qu’il faut de vigueur, le BWV 877 se pose plus qu’il ne s’élance, les traits du BWV 869 ne sont pas impeccablement fuselés, le BWV 856 tend à s’emboire dans des contours spumescents, le BWV 874 n’évoquera pas l’humour funambulesque de Staier. Mais à l’encontre de toute généralisation, concédons que le ton sérieux et la vision sévère (certes en rien répudiables) ne sont pas toujours la règle, si l’on considère l’exécution déliée du BWV 880, l’élégante passementerie du premier Prélude en si mineur balisé par le jeu luthé. Lequel assouplit les bariolages violonistiques en doubles-croches du récréatif BWV 884, en contraste avec la douloureuse expressivité que l’interprète bolognais soutire au déchirant BWV 883, sans en sacrifier la pudique grandeur. Et quelle intense narration pour le BWV 887, dont Francesco Cera maîtrise avec une rare intelligence la rhétorique à tiroirs !

C’est en tout cas dans les Fugues que l’on peut prioritairement admirer l’aisance polyphonique et l’altière conception de Francesco Cera. Il faudrait alors oublier la conduite un brin scolaire de la BWV 885 et plutôt citer la magistrale articulation des BWV 849 et 852, la noble poussée qui s’empare des BWV 862 et 865, l’aristocratique aplomb de la BWV 876, l’émouvante gestion des strates médianes (sensible sans sensiblerie) dans la fa dièse mineur du Livre II. Sans s’asphyxier dans la chorégraphie serrée à quatre voix de la seconde Fugue en la bémol majeur, le virtuose italien détend le tissu et le coud pourtant avec une sagacité de tout instant : un des nombreux exemples où la prestation, d’un raffinement sans complaisance, s’écoute avec un suprême intérêt.

Quel génie comblerait constamment au sein de ce palais à 96 chambres ? On ne connait nulle exécution qui çà et là ne laisserait désirer une alternative mieux à notre goût. Si la discographie bardée des plus grands noms, au piano comme au clavecin, devait imposer une hiérarchisation, on ne sait si elle réserverait à ce coffret une place au sommet. Mais le projet emboîté par le label Dynamic ne souffre aucune criante lacune, il s’avère globalement d’un niveau très honorable, et expose maints moments qui honorent le talent de Francesco Cera. Une intégrale de férule et tableau noir ? Comme tout bon maître d’école (le Cantor en fut) : exigeant tant pour soi que pour son auditoire, parfois en repli de chaire, mais au fond bienveillant, et instructif. On résumerait notre avis général à l’instar de la Fugue alla breve en si majeur : sous ses airs sentencieux, sans galvauder sa leçon, l’irrécusable ambition d’un partage.

Christophe Steyne

Son : 7,5-9 – Livret : 7 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9

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