Clavier bien tempéré : la fluide élégance de Michel Kiener, l’étrange bréviaire de Cristiano Holtz

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Das Wohltemperierte Klavier, Teil 1 & 2 BWV 846-893. Michel Kiener, clavecin. Livret en anglais, français. 2019. TT 55’19 + 53’27 + 72’15 + 76’08. Passacaille PAS 1078

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Das Wohltemperierte Klavier, Teil 1 BWV 846-869. Cristiano Holtz, clavecin. Livret en anglais, allemand, français. Octobre 2019. TT 60’24 & 62’36. Ramée RAM 1912

Voici deux récents enregistrements consacrés au Clavier bien tempéré, réalisés en Suisse en 2019. Le premier Livre par Cristiano Holtz, les deux par Michel Kiener dont nos colonnes avaient salué en novembre dernier « des Variations Goldberg à la François Boucher, toutes de grâce et de tendre ingénuité, importées de Versailles mais surtout transportées d’intelligence », parues chez le même éditeur Passacaille. On retrouve ici le scintillant William Dowd (1978) d’après Blanchet que le claveciniste helvète joue et maîtrise depuis des lustres, déjà employé dans ses précédentes Goldberg captées par le label dunkerquois Cercle Kallistos en 1988.

Dans l’agréable et claire acoustique d’un studio de Sion, le texte coule avec aisance, révélant de riches teintes, brillantes et homogènes (l’étoffe du Prélude en fa majeur BWV 856). On apprécie tant la projection (la Fugue en ré majeur BWV 850) que la fluidité des doigts (le Prélude en ré mineur qui suit). Rares sont les moments où l’on regretterait un jeu qui manque d’approfondissement (Fugue en fa dièse mineur). On peut surtout saluer la constante concentration : superbe dans la Fugue en la mineur BWV 865, et au sommet pour celle en si mineur qui referme le second disque. Le livret rappelle les reproches formulés en 1737 par Johann Adolph Scheibe déplorant « que toutes les voix eussent un même degré de difficulté et que nulle voix principale n’y fut reconnue ». Après une irréprochable lecture du premier cycle et de sa polyphonie d’ancienne manière, avouons que Michel Kiener se surpasse dans le second Livre que la notice de l’album conçoit comme une réponse de Bach aux critiques de Scheibe, en soulignant « une palette émotionnelle et expressive nettement plus large ».

Les vertus de construction (Prélude en ré majeur) y rencontrent un Kiener suprême architecte, sans renoncer au brio (Fugue en mi bémol majeur) et surtout traducteur d’une rare sensibilité, qui fait son miel de la galerie de danses (gavotte, passepied, loure, gigue) visitées par le Cantor. Tel que bichonné par Michel Kiener, le diptyque en mi majeur est de ceux qui esthétisent cette interprétation sous l’éclairage d’une précieuse émotion, volontiers couperinienne. Le toucher s’équilibre entre structure et ventilation. L’aimable tact prodigue toutes les subtilités requises, et situe cet enregistrement du Teil II parmi les plus aboutis et désirables du catalogue discographique.

Les tempi de Cristiano Holtz sont souvent plus distendus que chez son confrère suisse, le phrasé plus retenu, irrégulier (ou moins prévisible). Les espaces contrapuntiques y gagnent en imagination, en suggestivité, d’autant que l’interprète explique dans le livret comment il a réfléchi aux registrations, qui non seulement parent le propos mais le nourrissent, voire le déterminent. L’épicerie des fugues en mi bémol majeur et si bémol mineur ne manque pas de sel ! Pour ne rien dire de l’écartèlement spectral du Prélude en si mineur, égrené en lourd distillat. Les deux claviers (16’-8’-8’-4’) de l’instrument de Mathias Kramer (d’après le Christian Zell 1728 de Hambourg) déploient un large éventail sonore, complice de recherches d’étrangeté qu’exemplifie le couple en mi mineur, étonnamment colorié (le Prélude sous guise luthée, la Fugue digne d’un plenum d’orgue).

Particulièrement impressionnantes sous les mains du claveciniste brésilien : les Fugues en ut dièse mineur, fa mineur, ou sol dièse mineur, édifiées en seize pieds, scrutées dans toute leur densité, grandioses processions d’une savante conduite polyphonique aux abyssales résonnances. Ces cahiers ne sont certes pas le temple de la futilité, et l’élève de Gustav Leonhardt ne déguise rien de l’austérité de certaines pièces, déclinées en catafalque. Avec quelle grandeur s’érige le Prélude en si bémol mineur ! Même d’avenantes fugues comme la BWV 858 se parcheminent d’une certaine sévérité. La gravité (de ton, de son) domine ce parcours profond et révélateur. Dont le nuancier s’estimera inaccoutumé pour qui a dans l’oreille les habituels repères de tempérament pratiqués dans ces quarante-huit stations.

Car la particulière saveur de cette exploration repose aussi sur les hypothèses du musicologue américain Bradley Lehman, lesquelles dès 2005 attirèrent l’attention sur la frise qui orne le frontispice de la partition. Elle peut s’analyser comme un diagramme qui permettrait de déchiffrer l’accordage souhaité par le compositeur, pour son œuvre qui illustre les degrés de la gamme chromatique. Les curieux regretteront que le livret du CD reste succinct sur la manière précise dont a été réalisé l’accord pour cette session. Pour en savoir plus, les anglophones se reporteront à ce site : http://www.larips.com/. Sachant que ces conjectures ont aussi été critiquées, voir ainsi l’article du facteur Émile Jobin : https://larevue.conservatoiredeparis.fr:443/index.php?id=1859. Inépuisable question du tempérament… Pour sa diction intensément pensée, ses études de viscosité, son interrogation des couleurs au crible de la réflexion sur l’harmonie, le témoignage de Cristiano Holtz mérite le détour. Vite, le second Livre !

Passacaille = Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Ramée = Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

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