Krzysztof Penderecki a quitté le labyrinthe du temps

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Alors que les grands artistes du 20ème siècle tirent inéluctablement, les uns après les autres, leur révérence, c’est au tour de Krzysztof Penderecki d’accéder à l’éternité à laquelle aspire son œuvre. Figure charismatique, titulaire d’innombrables distinctions et titres honorifiques, il est l’un de ces trop rares compositeurs contemporains à avoir trouvé dans le cœur d’un large public une caisse de résonance, dont les contours débordent bien au-delà des frontières de sa Pologne natale. 

Né le 23 novembre 1933 à Dębica, Penderecki développe dès son plus jeune âge un intérêt singulier pour la musique. Il a douze ans lorsque son père lui offre son premier violon, acheté pour une bouteille d’alcool à un soldat russe. Son piano, acquis un peu plus tard, coûtera le double du prix. Krzysztof éprouvera toute sa vie une aversion pour ce second instrument, qu’un professeur peu recommandable s’était évertué à lui enseigner à grand renfort de coups de règles. N’étaient-ce quelques œuvres de musique de chambre et un très beau concerto composé à l’orée du 21e siècle, le piano eût été pratiquement absent du catalogue du compositeur polonais, où s’illustrent en revanche abondamment les instruments à cordes. Dès l’âge de 18 ans, Penderecki entreprend l’étude de la composition à l’École supérieure de musique de Cracovie, une institution dont il prendra la direction en 1972. À l’étroit dans le carcan communiste, il brigue une bourse d’étude qui lui permettrait de mettre les voiles vers l’Ouest. En 1959, il s’inscrit au concours de composition de l’Union des compositeurs polonais. Pour mettre toutes les chances de son côté, il présente en secret trois œuvres dans des styles différents; étant ambidextre, il écrit l’une à la main gauche, l’autre à la main droite et demande à un ami de recopier la troisième. Le palmarès est éloquent: trois premiers prix sont décernés aux Psaumes de David, pour chœur mixte, cordes et percussions (1958), à Émanations, pour deux orchestres à cordes (1959) et à Strophes, pour soprano, récitant et 10 instruments (1959) ! Mais c’est Anaklasis, pour 42 instruments à cordes et groupes de percussion (1959-1960), commande du directeur des Journées Musicales de Donaueschingen, Heinrich Strobel, qui révèle Penderecki sur le plan international. Dès lors, de résidence en résidence, Penderecki parcourt le monde. Il se réinstalle en Pologne en 1990 et se prend de passion pour la botanique ; témoin, cet arboretum qu’il crée dans sa propriété de Lusławice, un écrin de verdure digne de Giverny. 

L’œuvre de Penderecki est à l’image du labyrinthe qui orne son domaine de Lusławice, cette "oasis de paix" dans laquelle le compositeur aime se ressourcer : il y pérégrine à la recherche d’un idéal, qu’il n’entrevoit qu’au terme de ses progressions et retours en arrière. Ses œuvres d’avant 1970 participent d’un avant-gardisme radical, qui atteint son paroxysme dans son premier opéra, Les Diables de Loudun, en 1969. Ses premières pièces portent en elles le souvenir vivace des clusters de Metastasis de Xenakis (1954) et des Apparitions de Ligeti (1959). Son œuvre expérimentale la plus célèbre, 8'37", pour 52 instruments à cordes, prend corps dans l’une des premières partitions graphiques du 20e siècle. Mieux connue sous le titre de Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima que Penderecki lui donnera plus tard, elle se caractérise par une extraordinaire densité sonore et est peuplée de micro-intervalles, de glissandos et de tremolos, annonciateurs des Atmosphères du même Ligeti. S’y fait jour un expressionnisme d’écorché vif, auquel Penderecki restera toujours attaché. Les années soixante voient l’éclosion d’œuvres dans lesquelles le compositeur exploite avec truculence le timbre instrumental : à l’instar de Fluorescences (1962), où s’affirment notamment sirènes d’alarme, machines à écrire et morceaux de bois, de verre ou de fer, De Natura Sonoris I (1966) et II (1971) n’hésitent pas à faire subir à l’instrumentarium un traitement original, voire à l’enrichir d’éléments bruitistes. 

Mais Penderecki, qui prend peu à peu conscience qu’"à vouloir sans cesse découvrir du nouveau, on arrive à un cul-de-sac", change de cap dans le courant des années 1970. Le constat qu’il dresse alors est sans appel : passé le temps des grandes découvertes, celles des années 1950 et 1960, l’art des sons tourne en rond. "Arrivé au bout de ses possibilités, le 20e siècle a naturellement besoin d’une récapitulation". Il réalise du même coup que l’approche préconisée par l’avant-garde ne consiste qu’à détricoter, sinon à détruire. Il décide, par conséquent, de faire un pas de côté et de lever le voile sur la tradition musicale avec laquelle il est l’un des premiers à renouer fermement. Ceux de ses collègues qui lui reprochent alors violemment ce revirement réactionnaire finiront par lui emboîter le pas. À vrai dire, Penderecki avait déjà tenté de concilier modernisme et tradition dans le Stabat Mater de la Passion selon saint Luc (1963-1965), où se bousculent sérialisme et chant grégorien, un peu à l’image du Canticum sacrum de Stravinsky. Karlheinz Stockhausen dans Hymne, Luciano Berio dans Sinfonia ou Bernd Alois Zimmermann dans Die Soldaten avaient également, chacun à sa manière, payé un tribut à la tradition. En quête d’une continuité avec ce passé qui se rappelle à lui avec insistance, Penderecki évolue de manière irréversible vers un langage néoromantique grandiloquent, teinté de germanisme, qui fait la part belle à l’impact émotionnel. Convaincu par la "capacité de régénération de l’art", il s’arroge l’héritage des plus grands symphonistes du 19e siècle et des premières décennies du 20e, au premier rang desquels Bruckner, Mahler, Sibelius et Chostakovitch. Dans la symphonie, il voit la possibilité de "préserver, pour les générations futures, tout ce que notre 20e siècle a apporté de meilleur dans l’histoire de la composition des sons". Alors que "le postulat de l’individualisme extrême et de l’expérimentation à tout prix a eu pour conséquence la perte de tout point d’appui durable", pourquoi faudrait-il s’étonner qu’au carrefour des chemins les compositeurs jettent à nouveau leur dévolu sur la symphonie en tant que forme, "cette arche musicale", symbole d’une alliance renouvelée avec le public ?

C’est donc au travers d’une symphonie que Penderecki s’emploie, en 1973, à boucler la période avant-gardiste de sa création et à faire le bilan de vingt années d’expériences musicales et de recherches radicales. Le compositeur affirme avoir amassé dans cette Première Symphonie toutes les expériences de ses années "Sturm und Drang". Après tout, le désir d’une nouvelle cosmogonie n’est-il pas consubstantiel à la grande destruction inhérente à la logique de l’avant-garde? Le résultat est un énorme tohu-bohu, qui fit dire à l’évêque de Peterborough, à l’issue de la création de l’œuvre: "Il n’y a jamais eu autant de bruit dans ma cathédrale!" Suivront sept autres symphonies -Penderecki, qui connaît ses classiques, ayant exprimé le souhait d’en composer neuf-, dans lesquelles l’appel à la rétrospection et à ce que certains critiques ont pu appeler la "synthèse créatrice" se fait plus insistant. Quant au premier concerto pour violon (1974-1976), écrit pour Isaac Stern dans la foulée de la Première Symphonie, avec le second, Métamorphoses, composé quinze ans plus tard et dédié à Anne-Sofie Mutter, il poursuit la longue tradition des grands concertos pour violon. Comment ne pas mentionner encore les deux concertos pour violoncelle, dont le second, écrit en 1982 pour Mstslav Rostropovitch, figure au répertoire des plus grands cellistes?

Dès lors, Penderecki n’a plus que faire des étiquettes: "Si la musique est bonne, peu importe qu’elle soit ou non d’avant-garde". Son catalogue, extrêmement vaste, explore pratiquement toutes les formes et tous les genres musicaux : les symphonies et les concertos (dont un concerto grosso pour trois violoncelles et orchestre) côtoient des sonates, des duos concertants, des capriccios et partitas, des lieder (avec orchestre), des opéras, des cantates et des oratorios. Quant à la musique électronique, que Penderecki considère comme un genre primitif, "juste bon pour ceux qui n’ont rien à dire", il lui tourna définitivement le dos dans les années soixante, après deux essais anecdotiques (Psaume et Todesbrigade) composés à deux années d’intervalle, en 1961 et 1963.

Les créations de Penderecki portent pratiquement toutes la marque du génie protéiforme de leur géniteur. Un sens inné de la forme et de la structure, tout d’abord; attaché aux formes classiques, l’auteur du Requiem polonais commençait toujours à composer en définissant le schéma architectonique de ses œuvres. Un don hors du commun de coloriste, ensuite : Penderecki est un magicien de l’orchestre. Une dimension spirituelle, aussi : car la religion (jadis perçue dans les pays d’Europe centrale et orientale comme une forme de résistance au communisme et, dès lors, un espace de liberté) inspire bon nombre de ses compositions. Penderecki trouve dans les épreuves mêmes de la condition humaine le terreau de son inspiration, s’appropriant volontiers ces mots, couchés par Mahler en 1906 dans une lettre à Bruno Walter: "ma musique se réfère à tout l’homme (donc l’homme sentant, pensant, respirant, souffrant)". Les fresques orchestrales et chorales, aux dimensions et aux tonalités apocalyptiques, qui se déploient par exemple dans la Passion selon saint Luc, le Dies Irae, le Requiem, le Credo et les Sept portes de Jérusalem, lui ont valu d’être qualifié de "compositeur du martyre". Et, de fait, ses œuvres sont souvent dédiées à la mémoire des victimes des grandes tragédies du siècle dernier: le largage de la bombe nucléaire (Thrène à la mémoire des victimes d’Hiroshima), la Shoah (Dies Irae), ou encore les attentats du World Trade Center (Concerto pour piano Résurrection). 

Comment oublier, par ailleurs, que Penderecki fut aussi, avec Lutosławski et Górecki, l’un des plus illustres représentants de l’École musicale polonaise contemporaine ? Des œuvres telles que le Te Deum, dédié à Karol Józef Wojtyła, qui éveilla la fierté des Polonais en accédant au pontificat en 1978 sous le nom de Jean-Paul II, ou encore le Requiem polonais, témoignent d’un indéniable attachement de Penderecki à ses racines nationales. Que ses compatriotes lui vouent un véritable culte, comme à ses célèbres prédécesseurs, tels Chopin et Paderewski, n’est donc guère surprenant.

Penderecki fut non seulement l’un des compositeurs de premier plan des dernières décennies, mais aussi un chef d’orchestre de grand talent. Dès 1972, il gagna ses galons d’interprète en enregistrant plusieurs de ses œuvres pour EMI. Promu directeur artistique de l’Orchestre Philharmonique de Cracovie de 1987 à 1990 et principal chef invité de l’Orchestre Symphonique de la NDR à Hambourg dès 1988, il prend les rênes du Sinfonia Varsovia de 1997 à 2008. Parallèlement, il s’illustre à la tête d’une myriade de phalanges de renommée mondiale qui se disputent l’honneur de jouer sous sa direction.

Aujourd’hui encore, l’extraordinaire popularité dont jouit Penderecki suffit à le rendre suspect aux yeux des tenants de la Nouvelle Complexité et du progressisme à tout crin. Paradoxalement, alors que les historiens de la musique estiment majoritairement que sa plus grande contribution à la musique du 20e siècle réside dans ses œuvres des années 1960, Penderecki déclarait en 1998 avoir la conviction de toucher enfin du doigt la quintessence de la musique. L’avenir dira qui, des analystes ou du compositeur, avait raison. Dans un livre d’entretiens intitulé Le labyrinthe du temps. Cinq leçons pour une fin de siècle, Penderecki affirmait ne jamais avoir regretté sa volte-face esthétique. À l’aube du troisième millénaire, il se persuadait de son bien-fondé en constatant que l’avant-garde autoproclamée postérieure aux années 70 n’avait jamais rien fait d’autre que de répéter ce qui avait déjà été fait avant elle. Pour autant, il faut bien reconnaître que sa musique n’a pas été totalement immune aux redondances ; Penderecki commençait depuis quelque temps à se complaire dans des arrangements à toutes les sauces de certaines de ses œuvres postmodernes les plus appréciées. Au fil du temps, ses procédés d’écriture, reconnaissables parmi tous -comme ses thèmes mélodiques, débutant souvent sur une sixte mineure ascendante sur fond de pédales orchestrales sombres, ou ces chapelets de demi-tons séparés par des tritons, égrainés sur des rythmes saccadés de croches ou de doubles-croches- finissaient également par accuser un certain systématisme. On se surprend, dès lors, à penser que cet immense artiste aura quitté son labyrinthe à temps pour échapper au Minotaure dévoreur d’inspiration. Peut-être la douleur que suscite le départ de Penderecki sera-t-elle soulagée par ce sentiment rassurant qu’il ne s’en est pas parti avant d’avoir tout dit. 

Olivier Vrins

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