La 'Donna del Lago’ selon Max Emanuel Cencic

par

© Alan Humerose

Pour la première fois de son histoire, l’Opéra de Lausanne présente l’un des plus beaux, voire le plus bel opéra napolitain de Rossini, mais aussi l’un des plus redoutables, ‘La Donna del Lago’, créé au Teatro di San Carlo le 24 septembre 1819 avec une distribution éclatante incluant le soprano Isabella Colbran, le contralto Rosmunda Pisaroni, les ténors Giovanni Davide et Andrea Nozzari. Une œuvre de cette envergure requiert huit solistes, un double chœur, une ‘banda’, c’est-à-dire une fanfare de scène, et un effectif instrumental considérable.

A Lausanne, vu l’exiguïté de la fosse et du plateau, la banda est incorporée dans l’orchestre, pratique qui règne dans nombre de salles. Le contre-ténor Max Emanuel Cencic se charge à la fois du rôle de Malcolm (écrit pour un contralto féminin) et de la mise en scène ; dans une note du programme, il explique son point de vue : « Au début de l’opéra, Elena est habillée en bourgeoise et lit précisément l’ouvrage de Walter Scott. Plongée dans l’observation d’une peinture au style fantastique de Füssli, elle se met à rêver et s’imagine littéralement pénétrer dans la peinture ». Concepteur des décors et costumes, Bruno de Lavenère nous dévoile un lupanar de luxe avec escalier tournant et balcon donnant sur un écran où sont projetés le paysage montagneux et le lac Katrine voulus par le libretto. Sous les éclairages suggestifs de David Debrinay, au sein d’un univers onirique où se pressent des créatures à cornes de cerf et à seins nus, paraît Uberto, le roi d’Ecosse déguisé sous un casque surmonté de larges ailes et en uniforme vert style Napoléon III, alors que Malcolm arborera la livrée du maître d’hôtel et que Duglas et sa fille revêtiront du noir sous des houppelandes colorées et des coiffures de fantaisie. Jusque-là, il n’y a rien de répréhensible ; mais tout bascule avec le Finale du 1er acte : l’entrée de Rodrigo en queue de pie devrait déclencher la lutte des factions rivales qui se réduit ici à une table de jeu où a lieu l’affrontement, tandis que le Chœur des bardes se métamorphose en hymne partisan de ‘carbonari’. En seconde partie, le rideau se lève sur plusieurs cadavres jonchant le sol. Uberto tente de retrouver Elena ; mais leur jeu sadomasochiste est interrompu par l’irruption de Rodrigo, poursuivi par un gros satyre lubrique qui le jette sur une table. Puis le duel qui le confronte au souverain toujours travesti se fait à…coups de poing, Uberto est terrassé, puis Rodrigo, fusillé. Et au dernier tableau, c’est lui, l’époux abhorré qui servira le thé à sa femme enfin éveillée de son interminable cauchemar.
Quoiqu’il soit l’auteur de cette production souvent désarmante, Max Emanuel Cencic est, sur scène, celui qui respecte le mieux la partition. Rodolfo Celletti voyait chez Rossini une conception baroque de la ‘vocalità’, ce que révèle le chant policé de ce contre-ténor renommé, en mesure de négocier méticuleusement chaque trait ornementé. Dans le ‘tenore di forza’ de Rodrigo, Juan Francisco Gatell domine le ‘canto di sbalzo’ (ou chant par sauts) grâce à un timbre clair qui lui permet d’atteindre tant le contre-ut que le la bémol en dessous de la portée. L’Elena de Lena Belkina surprend d’abord par le grain corsé du timbre, auquel manque singulièrement cet abandon lunaire qui caractérise la barcarolle initiale ; mais l’émission finit par trouver son assise dès le duetto avec Malcolm, « Vivere io non potrò », puis tout au long du second acte et dans le rondò final où sa coloratura prend un tour brillant. Depuis quelques années, le ténor Daniel Behle s’illustre dans le répertoire mozartien ; mais le ‘contraltino’ rossinien est une tout autre affaire avec ses ‘passaggi’ vocalisés extrêmement rapides qui mettent à mal une ligne de chant beaucoup trop rigide et qui l’obligent à laisser de côté la stretta du duetto avec Elena et la seconde partie de sa cavatina « O fiamma soave ». Par contre, bien plus convaincant que le Publio de ‘La Clemenza di Tito’, s’avère le Duglas de Daniel Golossov négociant son aria avec autorité. La prestation de Delphine Gillot fait exister le personnage sacrifié d’Albina, ce que l’on peut dire aussi du Serano de Tristan Blanchet et du Bertram d’Aurélien Reymond-Moret. Préparé par Antonio Greco, le Chœur de l’Opéra de Lausanne est remarquable de bout en bout de ce long ouvrage ; et l’Orchestre de Chambre Lausanne est de grande qualité sous la baguette de George Petrou qui bannit toute effusion sentimentale pour prôner une énergie narrative inextinguible. Au rideau final, les spectateurs, conscients de la difficulté d’une telle partition, réservent un succès à tous les artisans de cette réalisation.
Paul-André Demierre
Lausanne, Opéra, première du 22 avril 2018

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