L’amico Fritz de Mascagni à Florence, un bain de jouvence sur DVD 

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Pietro Mascagni (1863-1945) : L’amico Fritz, comédie lyrique en trois actes. Salome Jicia (Suzel) ; Charles Castronovo (Fritz Kobus) ; Teresa Iervolino (Beppe) ; Massimo Cavalletti (le rabbin David) ; Chœurs et Orchestre du Mai Musical Florentin, direction Riccardo Frizza. 2022. Notice et synopsis en italien et en anglais. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 103’00’’. Un DVD Dynamic 37960. Aussi disponible en Blu Ray.

La collaboration littéraire des Alsaciens Emile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1826-1890) s’est étalée sur quatre décennies. Elle fut si intense que l’histoire des lettres les a unis sous le pseudonyme d’Erckmann-Chatrian, auteurs à succès de romans (Histoire d’un conscrit de 1813) et de nombreux contes et nouvelles. En 1864, paraît L’Ami Fritz, récit qui se déroule en Alsace. Si l’intrigue est mince, elle est charmante : Fritz Kobus est un propriétaire aisé, épicurien et célibataire endurci qui apprécie l’amitié, en particulier celle du rabbin David. Il rejette l’idée de son propre mariage, mais dote de jeunes couples. Lors de son anniversaire, Suzel, la fille d’un locataire, lui offre un bouquet et le Bohémien Beppe joue du violon pour lui. Le rabbin estime que Suzel ferait une bonne épouse ; Fritz répond qu’elle est trop jeune et parie avec son ami qu’il ne se mariera jamais. Fritz retrouve Suzel à la campagne ; c’est l’occasion du fameux « duo des cerises », qui exalte aussi les fleurs, les oiseaux et le printemps. Pendant que Fritz se promène avec ses amis, le rabbin David rappelle à Suzel l’histoire biblique de Rebecca, l’épouse d’Isaac. Il lui suggère de se marier, ce qui embarrasse la jeune fille. Entretemps, Fritz s’avoue le trouble amoureux qu’elle a provoqué en lui. On devine la suite : ce sera un prévisible happy end. Ce sujet, avec son côté rustico-bourgeois des plus plaisants, connaît le succès littéraire. Il est adapté par Erckmann-Chatrian pour la Comédie-Française en 1876, va séduire le cinéma dans les années 1920-30 et, plus tard, la télévision. 

Mascagni, qui triomphe en mai 1890 à Rome grâce à Cavalliera rusticana, se voit proposer dans la foulée une commande pour un nouvel opéra. Alors qu’il travaille déjà sur une œuvre des deux Alsaciens, qui deviendra en 1892 Rantzau, une histoire de frères ennemis, il s’empare du thème plus facile de L’ami Fritz. La rédaction du livret est confiée à Nicolas Daspuro (1853-1941), qui travaillera notamment pour Umberto Giordano, mais le texte est remanié par plusieurs mains, dont celles de Mascagni, ce qui amènera le librettiste à utiliser l’anagramme de son nom, P. Suardon. La création a lieu à Rome le 31 octobre 1891, avec Emma Calvé et Fernando de Lucia dans les rôles principaux. C’est un triomphe. L’amico Fritz va connaître une fabuleuse carrière que la Calvé prolongera avant que des gloires comme Mavalda Favero ou Benjamino Gigli ne s’en emparent. Mascagni le dirigera pour le disque en 1942 avec Ferruccio Tagliavini et son épouse Pia Tassinari. Mais la référence insurpassable est l’apanage de Mirella Freni et Luciano Pavarotti, qui l’enregistrent pour EMI en 1968 avec Gianandrea Gavazzeni. Au début de notre siècle, Roberto Alagna et Angela Gheorgiu le graveront à Berlin (DG). Le DVD est moins prolixe. On note une version à Livourne en 2003, dans laquelle le Catalan José Bros et la Grecque Dimitra Theodossiou, sous la direction de Roberto Tolomelli (Kultur), forment un couple agréable. 

Depuis 1941, L’amico Fritz n’avait plus eu les honneurs de l’affiche à Florence. La présente production, filmée les 1et et 3 mars 2022 dans la Salle Zubin Mehta du Mai musical de la capitale toscane, comble donc une longue absence de 80 ans. Elle est la bienvenue et nous remplit de joie. L’action est déplacée aux Etats-Unis. Le premier et le troisième acte se déroulent dans un bar dont les larges fenêtres s’ouvrent sur une avenue sur laquelle on voit de temps à autre passer un policier en uniforme. Les beaux costumes semi-modernes de Gary McCann situent l’intrigue dans les années 1960-70. Ce bar est tout aussi crédible que l’intérieur de la maison de Fritz prévu par le livret, car il ne gomme pas le brassage et l’harmonie de communautés qui sous-tendent le récit. D’aucuns penseront à une ambiance à la Woody Allen. Le décor, lui aussi de Gary Mc Cann, est agréable à l’œil ; avec ses tables dispersées et son comptoir qui permet de s’y accouder ou de s’y jucher, il autorise de judicieux déplacements. Le deuxième acte, inondé de lumières (signées par Daniele Naldi), fait pénétrer le spectateur dans la grange de l’exploitation viticole du père de Suzel, avec de grandes perspectives sur les plaines et la montagne environnantes. Ici, c’est à Edward Hopper que l’on rêve. L’espace est vaste et coloré, ce qui va permettre sur scène l’irruption puis le départ d’une voiture (de golf ?) utilisée par les amis de Fritz, le rabbin usant aussi d’un vélo. Tout cela alimente la mise en scène, construite au premier degré, qui ne cherche pas à tarabiscoter une histoire simple et d’une complète lisibilité, tout à fait dans la ligne vériste. On sait gré à Rosetta Cucchi d’avoir conservé à L’amico Fritz sa candeur et son ingénuité et d’avoir permis aux interprètes de développer leur talent. Ce conte de fées, traité un peu à l’eau de rose, est respecté dans son intégrité sentimentale.

Pour raconter la naissance de l’amour entre Suzel et Fritz, Mascagni a composé une musique tout en contrastes expressifs, dans un esprit pastoral et même bucolique, avec des transitions et des enchaînements, et de gentilles dissonances qui ont en leur temps engendré l’ire de Verdi. Ce que l’on retient, c’est la tendresse qui s’installe tout de suite à travers une orchestration subtilement raffinée que l’on écoute avec un plaisir de gourmet. Elle se prolonge jusque dans l’Intermezzo situé entre les deux derniers actes que l’on entend parfois seul en concert. Roberto Frizza, un spécialiste de l’opéra italien, dose avec finesse toutes les nuances instrumentales d’une partition d’une grande fraîcheur, qui accorde aussi aux chœurs de vives couleurs. 

Le plateau vocal est parfait et suscite une totale approbation. La soprano Salomé Jicia, originaire de Tbilissi, est une spécialiste du répertoire italien. Elle est bien connue des scènes belges. Le 5 février dernier, nous avons salué sa remarquable prestation dans la première mondiale sur DVD de Bianca e Fernando de Bellini (Dynamic). Elle se révèle aussi à l’aise dans le registre de l’émotion juvénile qu’elle peut l’être dans le drame. Aigus aisés, voire capiteux, facilité de projection, plénitude des accents, elle incarne la blonde et juvénile Suzel avec une sincère ingénuité. Elle est gracieuse et émouvante dès la scène 3 de l’Acte I dans l’air Son pochi fiori, ou au début de l’Acte II, dans Bel cavalier, che vai per la foresta. Elle l’est tout autant dans l’évocation biblique de Rebecca ou dans Non mi resta che il pianto, quand elle craint, à l’Acte III, d’être rejetée par Fritz. Ce dernier, c’est le brillant ténor américain Charles Castronovo ; legato assumé, il sait être fougueux dans ses rejets de l’idée du mariage, puis torturé par l’éveil de l’amour (superbe scène 6 de l’Acte II, Quale strano turbamento), avant de céder aux appels de son cœur. La psychologie du personnage est soulignée avec justesse. Ce couple Jicia/Castronovo est parfait dans le fameux « duo des cerises » de l’Acte II que tout le monde attend. Son charisme commun fonctionne dans un contexte d’une absolue tendresse que le spectateur partage.

Le baryton Massimo Cavalletti est un rabbin David de haute qualité. Il a pour lui la prestance, physique et vocale, et l’affable persévérance dans la volonté de faire le bonheur de Fritz et de Suzel, mais surtout cette bonté de cœur qui est celle de ses fonctions. La mezzo Teresa Iervolino, qui donne au Bohémien Beppe une forte présence charnelle, distille sa voix insinuante dans Laceri, miseri, tanti bambini (acte I) ou dans O, pallida che un giorno mi guardasti (acte III). Les autres protagonistes, Dave Monaco et Francesco Samuele Veneti, amis de Fritz, et la gouvernante de ce dernier, la savoureuse Caterina Meldolesi, aux mimiques effrontées, complètent avec bonheur une équipe séduisante, qui se révèle par ailleurs excellente dans l’art de la comédie et de la gestuelle. 

Si la version discographique de Mirella Freni et Luciano Pavarotti n’est pas détrônée de sa première place toutes catégories, la présente production florentine, référence vidéographique, vient rappeler avec opportunité toutes les qualités d’un Mascagni en grande forme. Une centaine de minutes qui se présentent comme un bain de jouvence…    

Note globale : 10

Jean Lacroix

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