René Jacobs conclut magistralement son intégrale des symphonies de Schubert

par

Franz Schubert (1797-1828) : Symphonies Nos 8 & 9 ; “Mein Traum”. Tobias Moretti, B’Rock Orchestra, René Jacobs. 2020. 87’47. Livret en anglais et en allemand. 1 CD Pentatone. PTC5186856.

Ainsi s’achève donc cette intégrale, enregistrée entre 2018 et 2020, et distillée par paire : les Symphonies Nos 1 & 6, puis 2 & 3, puis 4 & 5, et donc, enfin, 8 & 9 (ou 7 & 8, selon que l’on comptabilise, on non, une Septième qui n’a été qu’esquissée). Elle aura été passionnante de bout en bout, et ce dernier volet l’est tout particulièrement.

On retrouve les mêmes qualités instrumentales, avec des bois très présents, des attaques de cordes à la fois souples et franches, des cuivres puissants mais sans agressivité, des timbales sèches mais sans dureté. On sent que chaque instrumentiste est investi musicalement ; les interventions solistes sont très individualisées, sans toutefois nuire à l’homogénéité orchestrale. La lisibilité est à la limite de l’analytique, mais sans jamais la franchir grâce à l’exceptionnelle science du chant de René Jacobs (dont il ne faut pas oublier qu’il a fait une magnifique carrière comme contre-ténor). Pour ces deux dernières symphonies, l’effectif des cordes, qui avait été rigoureusement le même pour les six premières (7 violons 1, 7 violons 2, 5 altos, 5 violoncelles et 5 contrebasses) est à peine plus étoffé : 1 alto de plus pour la Huitième, et 1 de plus dans chaque pupitre, sauf dans les contrebasses, pour la Neuvième.

Étonnamment, le CD commence par l’ultime symphonie de Schubert, la « Grande », appelée ainsi autant par ses dimensions (une heure, en quatre mouvements de durée sensiblement égale) que pour la distinguer de la Sixième, dans la même tonalité. Mais nous verrons, à propos de l’Inachevée, combien cet ordre a ici tout son sens.

L’introduction Andante est très contrastée, et pose d’emblée le décor : il sera d’ombre et de lumière. L’Allegro est bien ma non troppo, et ainsi il donne une impression d’inexorable qui nous prend à la gorge. Si la dynamique peut être plaisamment rebondissante, rien de guilleret pour autant. L’Andante, à son tour, est en effet con moto, et nous plonge dans la gravité plutôt que dans le drame. Il y a bien quelques sourires, et le dernier accord n’en finit pas, comme un au revoir qui ne se résignerait pas à être un adieu. Le Scherzo retrouve les oppositions de l’introduction. En revanche, le Trio central reste sensiblement dans le même esprit. Quand il revient, le Scherzo est nettement plus rapide, et s’accélère encore dans sa dernière présentation (avec un seul instrument par partie de cordes), effet accentué par un long silence juste avant. Le texte de présentation ne nous donne nulle explication de ce qui est, dans tout ce CD, la seule entorse aux habitudes (il y en avait davantage dans les précédents volumes de cette intégrale). Quant au Finale, le moins que l’on puisse dire est qu’il va de l’avant ! Quelle énergie, qui ne cesse une seconde... Ce qui n’empêche pas que, par moments, le temps soit comme suspendu.

Écouter cette Grande Symphonie en suivant avec le passionnant et très généreux livret (malheureusement seulement en anglais et en allemand) se révèle extrêmement enrichissant, comme cela a été le cas pour tous les albums qui ont précédé. René Jacobs, qui puise autant dans son vécu de musicien (chanteur puis chef d'orchestre) que dans sa sensibilité et son érudition, a décidément beaucoup à dire. Mais là où ce texte atteint une dimension encore supplémentaire, c’est dans son analyse psychologique de la symphonie peut-être la plus emblématiquement mystérieuse de tous les temps : la Symphonie inachevée. Pourquoi seulement deux mouvements, quand le compositeur en avait esquissé un troisième et que, par la suite, il écrira toute une (immense) symphonie complète (la Grande), et qu’il en mettra même encore une autre en chantier quelques semaines avant sa mort ?

Une des explications, déjà émise en 1928, est simple. Schubert avait eu, initialement, le projet d’écrire une symphonie en quatre mouvements. Il a d'abord écrit les deux premiers, dont nous verrons la possible source d’inspiration. Puis, après avoir écrit vingt mesures du troisième, il aurait réalisé que l’entreprise était vaine, et aurait décidé d’en rester là. Il ne s’agirait donc pas d’une symphonie « inachevée », mais d’une symphonie volontairement en deux mouvements. 

Au moment de se lancer dans la composition de sa symphonie, Schubert avait rédigé un court récit en deux parties, qui a été par la suite intitulé Mein Traum (Mon rêve) par le frère du compositeur. Ce pourrait être un rêve réel, les éléments biographiques correspondant au vécu de Schubert. La première partie raconte la mort de sa mère, et la double rupture avec son père. La deuxième partie est une vision céleste où, sur la tombe d’une vierge, il se réconcilie avec son père. Ces deux parties correspondraient, tout simplement, aux deux mouvements achevés de notre symphonie. De fait, les concordances entre le récit onirique et la musique sont extrêmement troublantes, et telles que décrites par René Jacobs, tout à fait convaincantes.

Pour nous plonger jusqu'au bout dans cette interprétation (au sens psychanalytique), chaque mouvement de la symphonie est précédé du texte de Schubert, lu de façon très sensible et musicale par Tobias Moretti (qui a par ailleurs étudié la composition au Conservatoire de Vienne). Il faut dire aussi que l’allemand s’y prête à merveille ; dans ses Lieder, Schubert a parfois estompé la frontière entre parlé et chanté, et l’un de ses interprètes les plus bouleversants, Hans Hotter, donne parfois l’impression d’être entre les deux (ce n’est pas un hasard si c’est Arnold Schonberg, grand admirateur de Schubert, qui a donné sa pleine mesure au Sprechgesang -littéralement « parlé-chanté »). Ces deux textes lus deviennent ici comme des « Lieder sans musique ».

Quant à l’interprétation (au sens musical), le moins que l’on puisse dire est qu’elle « raconte », comme on dit dans le théâtre. Dans l’Allegro moderato, le tempo est allant, et le ton du début presque primesautier, ce qui rend les passages dramatiques encore plus douloureux. Très impressionnant. L’Andante est vraiment con moto, et même plutôt rapide. Mais les contrastes sont moins accusés que dans le premier mouvement, et la tension vient plutôt de ce sang bouillonnant qui coule en nous jusque dans nos moindres recoins. Le mouvement, et donc cette Symphonie inachevée, et donc cet enregistrement, et donc cette intégrale, se terminent à nouveau par un très long accord, comme en réponse à celui de l’Andante de la Grande Symphonie : oui, c’est bien un adieu.

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10 

Pierre Carrive 

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