Le Duo Jatekok, entre diableries et sortilèges
Sorcellerie. Franz Liszt (1811-1886) : Sonate pour piano en si mineur, transcription de Camille Saint-Saëns. Manuel de Falla (1876-1946) : L’Amour sorcier : Rituel du feu. Paul Dukas (1865-1935) : L’Apprenti sorcier, transcription de l’auteur. Modeste Moussorgsky (1839-1881) : Une nuit sur le Mont Chauve, transcription de Nikolay Arziboucheff. 2023. Notice en français, en anglais et en allemand. 54’ 46’’. Alpha 1083.
Les pianistes Naïri Badal et Adélaïde Panaget se connaissent depuis leurs dix ans, lorsqu’elles étaient au Conservatoire régional de Paris. Elles se retrouvent, peu d’années après le début de notre siècle, au Conservatoire National Supérieur de Musique, Naïri chez Brigitte Engerer, Adélaïde chez Nicholas Angelich. Elles y suivront aussi le master spécialisé de Claire Désert et Ari Flammer, pour le piano à quatre mains et pour deux pianos. Depuis une quinzaine d’années, elles forment un duo, auquel elles ont donné le nom de Jatekok, titre d’un morceau de György Kurtag qui signifie « Jeux ». Depuis lors, elles ont gravé un album Danses, où l’on retrouve Barber, Borodine, Grieg et Ravel (Mirare, 2015), avant de publier, chez Alpha, Les Boys, un hommage au surnom attribué au duo américain Arthur Gold/Robert Fizdale, avec des pages de Poulenc, Brubek et Trotignon (2018), puis le Carnaval des animaux de Saint-Saëns, couplé au Double Concerto de Poulenc (2021). Voici un troisième album pour Alpha, intitulé « Sorcellerie », dont le contenu, aux dires du duo, est une quête de l’extraordinaire à travers le prisme du piano et de l’amour, où chaque œuvre choisie est un sortilège sonore qui évoque des récits enchanteurs et des légendes intemporelles.
Le programme ne manque pas d’ambition pour ces deux complices dont les qualités de dynamisme expressif, d’inventivité rythmique et de rigueur stylistique sont connues. Le programme débute par une rareté : la transcription pour deux pianos de la Sonate de Liszt par Saint-Saëns, qui a été révélée en première mondiale par un autre duo, Ludmila Berlinskaya et Arthur Ancelle (Melodiya, 2017), après l’édition par une musicologue canadienne. Saint-Saëns a concrétisé son projet dans la deuxième partie de l’année 1914 et le jouera avec son ami, virtuose et fervent lisztien, Louis Diémer (1843-1919). On est partagé face à cette vaste fresque à laquelle le Français n'a pas manqué d’insuffler du déclamatoire et de l’emphase, ce qu’elle contient déjà sous son vêtement faustien. Les Jatekok traduisent en grands élans toute la substance poétique et dynamique de cette transcription, au sein de laquelle, comme le souligne la notice de Nicolas Derny, l’arrangeur ne se privera pas de rembourrer l’harmonie ici ou d’intensifier la ligne là, pour un plus grand lyrisme ou une théâtralité renforcée. L’osmose entre les interprètes agit, qu’il s’agisse des attaques franches ou des dosages de nuances. Un apport utile à une discographie hyper limitée.
Après un Rituel du feu pour deux pianos de Manuel de Falla, qui semble plutôt couver que crépiter, la transcription par Dukas lui-même de son Apprenti sorcier, effectuée en 1898, un an après l’original, est synonyme, pour le duo, de malice et d’insouciance. C’est bien cette optique que l’on retrouve dans cet irrésistible divertissement, qui fonctionne avec le clin d’œil, engagé et facétieux, que les Jatekok y ajoutent. Mais c’est peut-être bien cette étonnante Nuit sur le Mont Chauve, transcrite par Nikolai Arziboucheff, qui fait la démonstration de la complémentarité de Naïri Badal et Adélaïde Panaget : elles voient en cette page comme un tableau vivant de la danse macabre, où la frontière entre le monde des vivants et celui des esprits s’efface le temps d’une nuit. Le côté visionnaire et surnaturel en est souligné avec aisance.
Son : 8,5 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 8, 5
Jean Lacroix