Le violoncelle d’Estelle Revaz célèbre Genève, Frank Martin et Xavier Dayer
Journey to Geveva. Frank Martin (1890-1974) : Concerto pour violoncelle et orchestre ; Ballade pour violoncelle et orchestre de chambre. Xavier Dayer (1972) : Lignes d’Est, pour violoncelle et orchestre. Estelle Revaz, violoncelle ; Orchestre de Chambre de Genève, direction Arie van Beek. 2020. Notice en allemand, en anglais et en français. 58.04. Solo Musica SM 345.
Les enregistrements consacrés au compositeur suisse Frank Martin ne sont pas si nombreux pour que l’on fasse l’économie de la présente gravure qui est aussi un hommage à la ville de Genève : Frank Martin y est né, y a fait ses études et y a enseigné avant de devenir Président de l’Association des musiciens suisses. La violoncelliste Estelle Revaz, originaire du Valais, est depuis la saison 2017/18 artiste en résidence à l’Orchestre de Chambre de Genève, fondé en 1992, et le compositeur Xavier Dayer est lui aussi natif de Genève. L’intitulé du CD « Journey to Geneva » est donc multiple et symbolique. On pourrait même ajouter à la liste le fait que Frank Martin s’est installé aux Pays-Bas à partir de 1946, d’abord à Amsterdam pendant dix ans, puis à Naarden, une ville fortifiée européenne parmi les mieux conservées. Le chef de l’Orchestre de Chambre de Genève, Arie van Beek, en fonction depuis 2013, est Hollandais, il est né à Rotterdam. Que de liens ainsi tissés autour de ce disque séduisant !
Le Concerto pour violoncelle et orchestre de Frank Martin date de 1965/66. L’attrayante notice reprend un texte écrit par le compositeur au sujet de son œuvre : […] dans ce concerto, j’ai employé un langage musical qui s’étend depuis le diatonisme le plus pur jusqu’à la plus grande complexité chromatique. A part cela, la forme est assez classique : un premier mouvement Allegro moderato, précédé d’une introduction très lente ; un second mouvement Adagietto, qui a un peu l’allure d’une Sarabande ; enfin, un Finale vivace aux rythmes syncopés. L’écriture a fait l’objet d’une lente gestation : Frank Martin en a posé les bases à partir de 1960, à la demande de Pierre Fournier, mais dans les cinq années qui ont suivi, le compositeur s’est attelé à ses Quatre Eléments pour orchestre et à son oratorio Pilate. Il était alors prêt pour sortir ses premières notes de ses tiroirs et les approfondir. Pierre Fournier a laissé trois enregistrements de ce concerto, avec George Szell et l’Orchestre de Cleveland (Memories), avec Paul Sacher et l’Orchestre de Chambre de Bâle (Ars Musici) et avec Ernest Ansermet et l’Orchestre de la Suisse romande (Cascavelle). D’autres solistes s’y sont intéressés : Jean Decroos avec Bernard Haitink (Doron), Quirine Viersen avec Kenneth Montgomery (Etcetera), Christian Poltéra, avec Tuomas Ollila-Hannikainen (BIS),…
Estelle Revaz (°1989) se lance dans cette aventure d’alternances entre pâte sonore concentrée et lignes épurées avec une remarquable qualité de phrasé, une sonorité généreuse et des tempi équilibrés. Sa lecture sensible est d’une grande lisibilité aussi bien dans les passages enflammés que dans la méditation. Arie van Beek et l’Orchestre de Chambre de Genève sont des complices irréprochables. La Ballade pour violoncelle et orchestre de 1949, écrite dans le même contexte temporel que le superbe Concerto pour 7 instruments à vent, précède la période où Frank Martin, tout en demeurant en Hollande, va accepter pour sept ans un poste de professeur de composition à Cologne. Il existe de cette page lyrique et épique, selon les mots du musicien, une version avec piano. Des accents déclamatoires au début et à la fin de cette œuvre d’une quinzaine de minutes, aux tournures rhapsodiques libres de ton, permettent à la soliste de déployer les deux caractéristiques définies ci-avant par le compositeur, avec émotion et emphase bien contrôlée, les timbres de l’orchestre s’adaptant idéalement à son jeu.
Ce programme Frank Martin est complété par la première gravure mondiale du Concerto pour violoncelle de Xavier Dayer, qui porte le sous-titre Lignes d’Est. Il s’agit d’une commande de l’Orchestre de Chambre de Genève pour Estelle Revaz. Après des études au Conservatoire de Genève, Dayer a fréquenté l’IRCAM avec Tristan Murail et Brian Ferneyhough. Dans son catalogue, on relève notamment deux opéras de chambre : Le Marin, d’après Pessoa, et les Contes de la lune vague après la pluie d’après Mizoguchi. Lignes d’Est est une partition d’un seul tenant d’un peu plus de seize minutes, dont le compositeur précise que l’Est évoqué est le lieu de la recherche intérieure impliquant une dimension méditative. L’inspiration provient de lointaines réminiscences du folklore roumain et laisse l’imagination de l’auditeur se laisser aller au fil de moments subtils et ornementés, d’une grande fluidité, marqués par un style personnel dans lequel Xavier Dayer inscrit des passages lyriques qui laissent la porte ouverte à la rêverie. Dans ce contexte, le violoncelle dessine des traits d’une grande clarté dont la respiration dramatique est soutenue avec éloquence par Estelle Revaz.
La soliste compte à son actif trois autres publications, bien accueillies par la critique : chez Neos en 2015, « Cantique » était notamment dévolu au Schelomo d’Ernest Bloch. En 2017, puis en 2019, déjà pour Solo Musica, elle jouait un récital « Bach & Friends », puis des sonates de Beethoven, Brahms et Richard Strauss, avec François Killian au piano. Elle est très à l’aise dans ce répertoire suisse qu’elle sert avec conviction et enthousiasme, et qu’elle a raison de mettre en valeur. Effectué au Studio Ansermet de Genève en juillet 2020, cet enregistrement a été perturbé par le confinement. L’interprète explique qu’elle a d’abord travaillé avec Xavier Dayer par l’intermédiaire de messages audio et de fichiers mp3, avant de pouvoir trouver des solutions qui combinent exigences sanitaires et qualités artistiques. Le résultat est in fine à la hauteur de la persévérance et des efforts fournis.
Son : 9 Livret : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Jean Lacroix