Les choréragraphes de Diaghilev (1) : Fokine, Nijinsky, Massine, Nijinska

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Bien qu' issu du Ballet Impérial et sa tradition classique, Michel Fokine exigeait que sa chorégraphie, expression de la musique, fut étroitement liée à l'atmosphère et à l'intrigue du ballet. Comme l'écrivit Danilova: "Lors de ma première saison chez Diaghilev, je dansais dans Le Lac des Cygnes. Il avait coupé de nombreux passages mimés. J'étais totalement pour. Au lieu de pointer votre doigt vers vous-même puis vers quelque endroit sur le plateau puis d'agiter votre main tout cela pour dire seulement : "Je vais là-bas", vous supprimiez le mime et vous contentiez d'y courir."

Michel Fokine était le plus versatile et le plus poétique des chorégraphes ; nombreux sont ses ballets qui ont survécus jusqu'à ce jour. Les Sylphides, avec leurs longs tutus et leur atmosphère de rêve, sont toujours au programme des troupes de ballet du monde et sont devenues pour le profane le symbole même du ballet classique. A l'époque, leur succès fut immortalisé par la présence de Nijinsky, Pavlova et Karsavina. Les dessins de groupe de Fokine étaient simplifiés à l'extrême, ils éliminaient tout ce qui était superflu, ils possédaient une logique et une pureté mathématique qui sont une joie pour l'oeil et facilitent le souvenir et la transmission. Parmi les ballets qu'il créa (Les Danses Polovtsiennes du Prince Igor, Carnaval, Schéhérazade, Le Spectre de la Rose, Thamar, Daphnis et Chloé, Papillons, etc.), il est difficile de nommer le plus grand chef-d'oeuvre. Fokine eut le privilège de travailler avec Stravinski (pour L'Oiseau de Feu et Petrouchka) Benois et Bakst. C'est peut-être Petrouchka (1911), l'histoire de la marionnette dont le coeur humain se brise, fruit heureux du travail combiné de Benois, Stravinski et Fokine, dansé par Nijinsky et Karsavina qui demeurera pour toujours dans les annales des triomphes de Fokine avant la guerre. 

Mais pour Diaghilev, l'idéal de beauté de Fokine n'était déjà plus dans la ligne moderniste des Ballets Russes.

Ainsi Nijinsky devint chorégraphe et remplaça Fokine. Ses trois principaux ballets L'Après-midi d'un Faune, Jeux et Le Sacre du Printemps reposent sur des structures d'un style radicalement différent. Et pourtant qui dira à quel point les mouvements saccadés du pantin de bois Petrouchka passèrent dans l'inconscient de Nijinsky pour en resurgir, dans ses propres chorégraphies, sous une forme plus élaborée ? Alors que les mouvements de Fokine avaient été lyriques, coulants, jalonnés de sauts sans efforts, ceux de Nijinsky exécutés par le corps tordu et sur le plat des pieds, étaient anguleux, staccato, et, en ce qui concerne L'Après-midi d'un Faune et Jeux, en contraste violent avec la musique sensuelle de Debussy. Il semblait s'être lassé du romantisme et de la beauté conventionnelle et introduisait une veine plus rude plus pesante, plus terre à terre. Les scandales entourant les premières de L'Après-midi d'un Faune (1912) et du Sacre du Printemps (1913) font partie de l'histoire (et n'ont pu déplaire à Diaghilev !). La "première" de Jeux, spectacle d'une grande beauté avec les décors de Bakst et les costumes de Paquin, ne fut reçue qu'avec une incompréhension polie et fut vite éclipsée par le scandale du Sacre quinze jours plus tard. Karsavina qui dansait dans Jeux l'une des deux joueuses de tennis compagnes de Nijinsky, a décrit ses difficultés de respecter les positions tordues exigées par celui-ci. Des photographies et des esquisses de Jeux par Valentine Gross révèlent ces attitudes et ces mains spasmodiquement crispées qui causèrent tant de difficultés à Karsavina et nous font curieusement penser au célèbre tableau de Gustav Klimt, Le Baiser. La musique de Debussy était un chef-d'oeuvre, nous le savons aujourd'hui, et la chorégraphie de Nijinsky en fut sans doute digne. On ne peut que se demander comment la carrière de Nijinsky -et par conséquent Balanchine- se serait développée, si elle n'avait été interrompue de bonne heure par la maladie.  Le Sacre fut ressenti comme scandaleux par la majorité et un immense pas en avant par une petite minorité. Il contenait tous les éléments de la future danse moderne. Pour en juger, nous ne possédons plus que ses précieuses esquisses ainsi que quelques notes jetées par Nijinsky sur la partition. Il n'avait alors que vingt-quatre ans.

Leonid Massine qui venait du Théâtre Bolchoï de Moscou, rejoignit les Ballets Russes en 1913, et régla son premier ballet Le Soleil de Nuit en 1915. Comme pour tant de ses favoris, Diaghilev entreprit son éducation artistique en l'envoyant visiter les musées italiens. Il continua à travailler pour Diaghilev jusqu'en 1928 (à l'exception d'une brève interruption en 1922), partageant le poste de chorégraphe avec Nijinska et Balanchine. Il était un chorégraphe précis et spirituel, inspiré par le flamenco espagnol et empruntant parfois aux comédiens des films muets leur ironie autocritique et leur agitation saccadée. Après la mort de Diaghilev, il devint, grâce à ses ballets symphoniques, l'un des chorégraphes les plus populaires de son temps surtout dans les années trente et quarante, dont bien des oeuvres sont toujours dansées. Par contre, son ballet expérimental Parade (1917) auxquels collaborèrent Satie, Picasso et Cocteau, bien qu'ayant fait sensation à l'époque, ne prit pas une place durable au répertoire. A l'époque, il soulevait l'intérêt par les décors de Picasso, la nouveauté de la musique de Satie -comme le son des machines à écrire-, l'argument de Cocteau et, dans la chorégraphie, les gestes empruntés au banal de la vie quotidienne.

Bronislava, la talentueuse soeur cadette de Nijinsky, s'était d'abord jointe à la troupe comme danseuse et, après avoir passé la guerre en Russie, la réintégra en 1921 en tant que scénariste et chorégraphe. Renard (1922) et Les Noces (1923) comptent au nombre de ses meilleures oeuvres et des meilleures jamais montées aux Ballets Russes. Quel que soit le sujet, austère dans Les Noces, satirique dans Les Biches (musique de Poulenc, 1924), elle avait un sens vigoureux et riche du mouvement qui jamais ne s'est démodé, et ses chorégraphies, dans lesquelles elle inséra des pas de danse moderne, possédaient une qualité dansante irrésistible. Elle quitta Diaghilev en 1924 pour poursuivre une longue carrière internationale de chorégraphe, professeur et maîtresse de ballet.

Diaghilev mourut trop tôt pour pouvoir former Serge Lifar dont l'unique production pour les Ballets Russes fut une reprise de Renard en 1929. Nijinska était partie et les danseurs avaient oublié le ballet. Dans sa nouvelle version, Lifar fit alterner acrobates et danseurs, intensifiant là l'illusion d'une virtuosité démultipliée.

Le plus grand des chorégraphes lancés par Diaghilev, et dont l'influence fut la plus vaste, fut sans aucun doute George Balanchine (1904-1983). Ses premières oeuvres expérimentales réalisées en Russie incitèrent Diaghilev à le mettre à l'essai. Il se réalisa entièrement dans Apollon (1928), y développant un style purement classique devenu son emblème. Balanchine, le plus musical des chorégraphes, doué d'une invention inépuisable dans les formes abstraites, collabora toujours étroitement avec Stravinski. Après la mort de Diaghilev, il s'en alla fonder le prestigieux New-York City Ballet. Grâce à sa chorégraphie aérodynamique, un nouveau type de danseuse se développa : celui des grandes ballerines américaines longilignes aux mouvements rappelant des pur-sang de course. Non seulement les costumes changèrent, mais aussi les corps ! Par une étrange coïncidence, le premier et le dernier des chorégraphes de Diaghilev, Fokine et Balanchine, doivent l'essentiel de leur renom à leur réaction extraordinairement sensible à la musique.

Et nous pouvons conclure avec Richard Buckle:
"...Les oeuvres d'art que Diaghilev façonna et qui obligèrent des personnalités comme Ninette de Valois, Marie Rambert, Leonid Massine, Boris Kochno, Serge Lifar, Lincoln Kirstein et George Balanchine à fonder des écoles et des troupes afin de transmettre au moins en partie la vision qu'ils en avaient partagée avant que sa phosphorescence ne pâlisse, ne se contentèrent pas de rendre inévitable la diffusion de la tradition classique de la danse théâtrale mais imposèrent une seconde tradition d'inlassable expérimentation. Parce que Diaghilev (...) avait inconsciemment établi un nouveau code d'honneur dans les arts lyriques, (...) aucun chorégraphe désormais ne put se permettre de jamais se reposer confortablement sur ses lauriers...".

Elisabeth Buzzard. Traduit de l'anglais par Harry Halbreich. Coordination Bernadette Beyne.  Crescendo Magazine vous propose de relire ses dossiers publiés dans ses éditions papiers.

Crédits photographiques : V.Nijinsky dans le Spectre de la Rose, Royal Opera House, 1911. 

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