La guitare d’Emanuele Segre : éclectisme garanti
Concertos italiens pour guitare. Antonio VIVALDI (1678-1741) : Air pour guitare et cordes, arrangement d’un extrait de la cantate « Cessate, omai cessate », RV 684, et Concerto en ré majeur, transcription pour guitare et cordes, RV 93. Mauro GIULIANI (1781-1829) : Gran Quintetto, version pour guitare et cordes, op. 65. Giovanni SOLLIMA (1962) The Black Owl. Carlo BOCCADORO (1963) : Dulcis Memoria II, version pour guitare et cordes. Emanuele Segre, guitare ; Orchestra I Pomeriggi Musicali, direction : Carlo Boccadoro. 2020. Livret en anglais. 67.58. Delos DE 3546.
Né en 1965, le guitariste italien Emanuele Segre est diplômé du Conservatoire de Milan, où il a étudié avec Ruggiero Chiesa ; il a en plus bénéficié de masterclasses de Julian Bream et de John Williams. Lauréat de plusieurs concours internationaux, il a aussi appris la composition et le violon. En 1987, il fait ses débuts au Carnegie Hall ; il se produit dès lors dans le monde entier en musique de chambre ou avec orchestre. Le compositeur Jean Françaix lui a dédié son Concerto pour guitare, que Segre a enregistré en 1994 pour le label Wergo. Sa discographie, que l’on découvre chez Claves, Amadeus, Delos et d’autres, est riche de tout un pan du répertoire de la guitare.
Le programme du présent CD Delos est éclectique : il propose des pages des XVIIIe et XIXe siècles, de Vivaldi puis de Giuliani, et des partitions récentes de Sollima et Boccadoro. Emanuele Segre a lui-même arrangé l’air Ah, ch’infelice sempre extrait de la cantate Cessate, omai cessate du Prêtre Roux ; le passage de la voix de soprano à la guitare est saisissant, l’instrument exprime la douleur avec une profondeur lancinante. Quant au Concerto RV 93, il a été écrit pour luth et cordes ; c’est aussi une transcription de Segre, qui demeure dans l’esprit de l’original, avec deux Allegros joyeux et un Largo séduisant et rêveur. Quant à Mauro Giuliani, originaire de la région de Bari mais installé à l’âge de 25 ans à Vienne où il rencontre Hummel, Moscheles et Diabelli, ainsi que Beethoven qui écrira pour lui des pièces pour guitare, il s’agit d’un musicien autodidacte qui a publié près de deux cents pièces pour son instrument, dont il a été l’un des plus grands virtuoses. Après Vienne, on le retrouve à Londres, où il est encensé. On découvre son Gran Quintetto, prévu initialement pour guitare, deux violons, alto et violoncelle, ici dans sa version pour guitare et cordes, dans un style romantique qui met en valeur le travail du soliste de façon élégante, mais aussi tendre et détendue. Sur la couverture de la pochette, le visage ouvert et le sourire radieux d’Emanuele Segre correspondent à sa façon de jouer : avec enthousiasme et jubilation.
Dans la deuxième partie du CD, on bascule dans un univers contemporain qui nous vaut deux premières mondiales discographiques. La première est The Black Owl (Le hibou noir) de Giovanni Sollima, né à Palerme en 1962. Ce violoncelliste de formation, qui a étudié auprès d’Antonio Janigro et de Milko Kelemen à Stuttgart puis à Salzbourg, a composé de la musique de chambre et pour orchestre, des opéras et des ballets, mais aussi de la musique de scène. Attiré aussi par le jazz et le rock, Sollima a notamment joué en concert avec Pattie Smith, cette chanteuse, poétesse, peintre, écrivaine qui est considérée comme la marraine de la musique « punk ». La notice, très lacunaire, ne nous apprend rien sur cette partition de près de dix-huit minutes (et rien sur son titre), mélange d’une série de styles du plus classique (on pense parfois à Rodrigo) au plus répétitif (un critique a un jour qualifié Sollima de « postminimaliste »). Le compositeur combine dans cette page des sons diversifiés qui touchent à un univers lyrique, à la fois intime et mystérieux, accordant à la guitare une place prépondérante, l’orchestre répondant un peu comme en écho.
Le CD est complété par une page de Carlo Boccadoro, né à Macerata en 1963, qui a étudié le piano et les percussions au Conservatoire de Milan. Compositeur de musique de danse et pour le théâtre, il est lui aussi tenté par le jazz et l’improvisation. En 1995, il a composé une pièce pour clarinette et cordes qu’il a intitulée Dulcis Memoria ; il l’a transformée en 2002 pour Emanuele Segre, dans un discours plus élaboré, devenu Dulcis Memoria II. Le climat est énigmatique, impénétrable, les cordes sont profondes et voilées. La guitare semble lancer des appels hésitants et songeurs, qui correspondent peut-être à une recherche, suggérée par le titre, de dialogue rétrospectif.
Ces pages de Sollima et Boccadoro, très accessibles, sans modernisme tapageur, se déploient dans un univers où le lyrisme prend une grande place et montrent à quel point la guitare peut exprimer les émotions ou les passions, avec de belles couleurs et des nuances secrètes. L’Orchestra I Pomeriggi Musicali a été fondé après la Seconde Guerre mondiale et a élu domicile au Teatro dal Verme de Milan ; il a été dirigé par des compositeurs comme Hindemith, Honegger, Pizzetti, Dallapiccola ou Penderecki, mais aussi par des chefs d’orchestre célèbres : Abbado, Bernstein ou Boulez. Ici, c’est le compositeur Carlo Boccadoro qui officie, avec beaucoup de soin apporté à la collaboration avec Emanuele Segre, dans cet enregistrement de novembre 2018, effectué au Teatro dal Verme, qui s’adresse aux amateurs de guitare en priorité, mais aussi aux mélomanes curieux de nouveaux horizons.
Son : 8 Livret : 5 Répertoire : 8 Interprétation : 9
Jean Lacroix