Les concertos d’Airat Ichmouratov assument fièrement leur romantisme

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Airat Ichmouratov (°1973) : Concerto pour piano et orchestre op. 40 ; Concerto n° 1 pour alto et orchestre en sol mineur op. 7. Jean-Philippe Sylvestre, piano ; Elvira Misbakhova, alto ; London Symphony Orchestra, direction Airat Ichmouratov. 2022. Notice en anglais, en allemand et en français. 75.53. Chandos CHSA 5281. 

Voilà la troisième fois que le label Chandos s’intéresse à la production symphonique d’Airat Ichmouratov, né à Kazan, dans la république russe du Tatarstan. En 2019, puis en 2020, il avait été fait appel à des formations de moindre renommée : l’Orchestre de chambre de Biélorussie, puis l’Orchestre de la francophonie, installé à Montréal. Nous nous sommes fait l’écho, le 10 septembre 2020, de cette deuxième gravure qui proposait notamment la Symphonie « sur les ruines d’un vieux fort ». Cette fois, pour deux concertos, on monte d’un cran : c’est le prestigieux London Symphony Orchestra qui officie, sous la baguette du compositeur lui-même. 

Nous avions signalé la grande accessibilité de la musique d’Ichmouratov, qui s’inscrit dans la mouvance de la tonalité et revendique une invention mélodique qui rappelle, comme il le reconnaît lui-même, celle de compositeurs russes majeurs comme Moussorgsky et Rachmaninov, avec des réminiscences de Chostakovitch et Prokofiev. Nous ajoutions : Ichmouratov est ancré dans un passé qu’il prolonge à travers un langage qui parle à tout le monde, mais semble loin des recherches sonores des créateurs de notre temps. Nous en avons une nouvelle confirmation avec le présent album qui propose deux concertos d’Ichmouratov, qui a étudié la clarinette avant de se rendre au Canada en 1997, où il a fondé un trio, est notamment devenu chef des Violons du Roy à Québec, tout en pratiquant la musique klezmer. Son catalogue de compositeur s’enrichit depuis une vingtaine d’années dans divers domaines, dont un tout récent opéra, consacré à L’Homme qui rit de Victor Hugo.

Tout en lui reconnaissant d’indéniables qualités dans le domaine du traitement orchestral : la démonstration et la luxuriance, la vitalité et la solennité, l’expressivité et la capacité mélodique, nous avions émis des réserves quant au résultat de cette obstination à demeurer confiné dans un univers résolument romantique. Ce qui, objectera-t-on, n’est pas nécessairement un mal, et possède des côtés séducteurs qui plaisent aux nostalgiques de cette grande époque. Surtout quand le compositeur se montre capable d’élever le débat en proposant de la musique chatoyante. Ce qui est le cas pour ce Concerto pour piano écrit en 2012/13, conservé dans les tiroirs pendant quelques années, comme l’explique Arthur Kaptainis, critique musical de la Gazette de Montréal depuis 1986. Ichmouratov, spécialiste de la clarinette, voulait confier sa partition à un pianiste avec lequel il pourrait collaborer pour une mouture définitive. C’est ici que le natif du Québec Jean-Philippe Sylvestre (°1983) intervient ; après des études au Canada, il s’est perfectionné en Italie et en Allemagne, auprès de Louis Lortie, mais a aussi profité de leçons de Jacques Rouvier, Leon Fleisher ou Marie-Françoise Bucquet. Ce pianiste, qui a notamment gravé pour le label ATMA des pages de Ravel et de Rachmaninov (Concerto pour piano n° 2 ; Rhapsodie sur un thème de Paganini), défend avec une belle conviction ce concerto qui ne manque ni de panache ni de grandeur. 

On est toujours dans la mouvance romantique, certes, et l’on ne peut s’empêcher d’y trouver une atmosphère « à la Rachmaninov » dès l’introduction du vaste premier mouvement (plus de seize minutes), mais aussi des réminiscences de Tchaïkowsky. L’orchestration est subtile, avec des interventions du glockenspiel ou de la harpe, dans des alternances de rêverie et d’élans solennels. Le début du Grave solenne qui suit fait la part belle aux cordes, mais l’auteur de la notice ne convainc pas quand il suggère que le style d’une profonde sincérité pourrait rappeler à l’auditeur le mouvement final de la Troisième symphonie de Mahler. Nous avons vainement cherché ce rapprochement dithyrambique, qui nous paraît exagéré, tout en reconnaissant la saveur d’un climat mélancolique, avec un piano pudique et l’ajout, à nouveau, du glockenspiel mêlé aux bois. Le final du concerto bénéficie d’un élan généreux et d’un dialogue, parfois fastueux, entre un orchestre chatoyant, avec des rythmes répétitifs à la manière de Prokofiev, et un piano qui respire la grandeur et l’éloquence. Reconnaissons-le : on passe un vrai moment de plaisir d’écoute, car Ichmouratov est un habile faiseur, et on se surprend même (mais ce n’est pas coupable, n’est-ce pas ?) à considérer que ce romantisme hors de son temps est séduisant. Jean-Philippe Sylvestre s’investit totalement dans ce concerto auquel il a collaboré, et la formation londonienne met au service du compositeur, qui dirige avec ferveur, la splendeur de ses pupitres. 

Le Concerto pour alto de 2004 complète le programme. Il a été révisé en 2021, cette fois avec l’épouse d’Ichmouratov, Elvira Misbakhova, elle aussi originaire du Tatarstan, où elle s’est formée au Conservatoire de Kazan, avant de rejoindre le Canada pour sa thèse de doctorat. Altiste solo dans plusieurs orchestres locaux, elle joue sur un instrument de Jean-Baptiste Vuillaume à la chaude sonorité. Éminemment lyrique, dans un climat général empreint de vague à l’âme, le premier mouvement de ce concerto, annoncé comme la première œuvre pour orchestre d’Ichmouratov, contient aussi des trouvailles, comme la présence d’un wood block, qui fait basculer cette page entre douceur et énergie. La tristesse envahit le second mouvement (nostalgie de la terre natale ?), avec une surprenante présence d’un trombone, avant un Allegro- Presto final au caractère d’un perpetuum mobile, qui prend tour à tour des aspects virtuoses et enflammés, à la manière de Chostakovitch, et se conclut de façon enlevée. Au fil de l’exécution, la soliste, qui paraît prudente de prime abord, prend de plus en plus d’assurance pour faire chanter son violon alto. Le charme agit.

Il s’agit ici de deux premières, données à la St Luke’s Church de Londres les 19 et 20 avril 2022, dans une très bonne prise de son qui met bien en valeur tous les aspects dynamiques de la musique d’Ichmouratov. Les mélomanes amateurs de romantisme actualisé seront séduits par cette gravure sans doute anachronique, mais dont les qualités ne laissent pas indifférent. Nous nous sommes nous-même pris au jeu, c’est tout dire.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 8  Interprétation : 10

Jean Lacroix 

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