Les Dames triomphent au Liceu avec « Alexina B. » de Raquel García-Tomás, Irène Gayraud et Marta Pazos
Pour la première fois depuis les 175 années d’existence du Teatre del Liceu, on a pu assister à Barcelone à la création d’un opéra écrit par une compositrice catalane. Il s’agit de Alexina B., sur un livret en français de la poétesse et chercheuse à la Sorbonne Irène Gayraud, mis en musique par la Barcelonaise Raquel García-Tomás, née en 1984. Marta Pazos a intégré la mise en scène au processus d’écriture, ce qui a permis de resserrer l’unité d’idées des trois créatrices. Ce sera la deuxième compositrice créée au Liceu après Matilde Salvador et sa Vinatea en 1974. En regardant froidement ces données, cela reste aussi absurde qu’incompréhensible que le talent de la moitié du genre humain n’ait pas trouvé un écho plus conséquent dans les maisons d’opéra. Il est vrai que la Franco-Britannique Ethel Smyth fut créée au Metropolitan new yorkais en 1903, sa bi-compatriote Augusta Holmès créa La Montagne noire à Paris en 1895 ou que la Finlandaise Kaija Saariaho a vu ses Adriana mater, L’Amour de loin ou Emilie joués récemment dans plusieurs maisons d’opéra prestigieuses (Paris, Salzbourg, entre autres). Mais tout cela reste l’exception : le jour où la parité sera normalisée dans le monde de la composition semble, malheureusement, encore lointain. Alors que les dames occupent aujourd’hui la plupart des pupitres des orchestres et que le nombre de solistes au talent débordant est plus que conséquent. Même une activité aussi connotée que celle de chef d’orchestre trouve de plus en plus de talents féminins.
L’œuvre de García-Tomás avait été récompensée en 2020 par un « Prix National de Musique ». Le sujet abordé ici est extrêmement délicat : il s’agit d’une dramatisation du texte autobiographique écrit vers 1860 par Adélaïde Herculine Barbin, une personne au sexe non binaire et mal défini ce qui, à l’époque, était une source de souffrances et de problèmes psychologiques et sociaux tellement inextricables qu’ils le/la poussèrent au suicide avant sa trentième année. Dans le récit original, le prénom épicène de « Camille » est utilisé comme symbole de cette dualité/mixité de genres. A priori, un tel sujet ne devrait pas offrir une trame dramatique suffisamment serrée ou porteuse d'événements que pour construire un sujet d’opéra. Cependant, les trois autrices de ces textes, musique et mise en scène ont réussi largement leur pari : l’inoubliable ovation qui les a accueillies au terme de la représentation est de celles qui resteront dans les annales.
L’ambigüité sexuelle à l’opéra n’est pas du tout un sujet nouveau : entre le monde des castrats et leurs déguisements fantasques, jouant des héros comme des héroïnes, ou l’ineffable drôlerie de Cherubin : un garçon effronté et fougueux chanté par une femme en pantalon qui se voit déguisé en vraie jeune femme par Suzanne et la Comtesse, le thème est récurrent. Le propos est pourtant ici bien plus sérieux. Et le texte d’Irène Gayraud est d’une beauté sans appel : rarement on entend à l’opéra des propos aussi raffinés, mesurés et intimes, mais aussi crus ou scabreux car le sujet l’exige. Gayraud nous offre une exquise prose poétique sur des déclarations ou des duos érotiques si souvent galvaudés ou expédiés du point de vue littéraire… García-Tomás a pu trouver là une inspiration si riche car son écriture est assez syllabique et cherche à tout moment à mettre en valeur la parole, un élément que nous apprécions chaleureusement car, à notre humble avis, l’avenir de l’opéra passe par là. Elle n’aurait sans doute pas obtenu la bénédiction (pour ne pas dire le diktat…) de l’école post sérielle de Darmstadt, nous berçant de références au passé : de Hildegard von Bingen à Liszt, du folklore à Debussy ou Massenet en passant par Barbara, la chanson française ou le cinéma. Les citations plus ou moins explicites de toutes ces sources sont passées au crible d’une imagination sonore sans bornes, d’une orchestration exquise et d’une création électroacoustique qui pointe les moments d’angoisse existentielle ou les douleurs physiques dont souffrait le/la protagoniste. Par exemple, le « Sposalizio » des Années de Pélérinage plane autour du duo érotique entre le/la protagoniste et sa bienaimée Sara. Un tel procédé pourrait avoir un résultat délétère et devenir facilement kitsch, mais c’est tellement bien traité (et bien joué au piano par Astrid Steinschaden) qu’on entre tout naturellement dans l’intimité de leur sentiment. Un autre aspect de l’œuvre concerne la sexualité : dans des déclarations à la presse, la compositrice raconte vouloir revendiquer quelque chose qui n’est pas souvent verbalisé : le droit aux corps d’être désirables sans intervention chirurgicale. Dans la grande (et merveilleuse) scène d’amour entre Alexina/Abel et Sara, rien n’indique qu’il y ait un rôle véritablement masculin, cela pourrait être tout aussi bien un couple lesbien. Les trois chanteurs protagonistes ont aussi interprété magistralement leurs divers rôles : Xavier Sabata est un acteur de premier ordre, tantôt en médecin légiste douteux et libidineux avec le cadavre de Barbin, tantôt en curé acariâtre et intolérant ou encore en juge borné. Son émission vocale n’est pas la plus séduisante, mais il incarne des personnages pleinement savoureux. Elena Copons possède une voix lyrique pleine de ressources et s’engage corps et âme dans ses trois rôles. Elle a remporté un succès incontestable dans son air de mère d’Alexina, prodigieusement bien écrit et parfaitement à la mesure de sa voix. On peut légèrement déplorer une diction française soignée, certes, mais un peu cahotée qui nuit au legato car le rythme du langage n’est pas assez souple. Un défaut qu’elle partage avec Alicia Amo, qui campe une Sara expressive et tout à fait convaincante dans sa performance d’actrice. Son chant est constamment expressif, les extrêmes de sa voix sont caressants et sonores. Mais on doit recourir à la moderne bénédiction du sur-titrage pour la comprendre, un défaut trop commun de nous jours car beaucoup d’artistes cherchent prioritairement la qualité de l’émission, plutôt que la projection du texte. La diction française de Lidia Vinyes-Curtis est, en revanche, irréprochable. Son personnage est prodigieux d’engagement, de vérité et absolument convaincant dans tous les doutes qui le tenaillent et l’accablent. Sa voix possède une curieuse dualité masculin/féminin entre le grave et le médium que la compositrice, qui a écrit le rôle en pensant à elle, exploite habilement. Il y a quelques années, j’avais été peu réceptif à son Annio de La Clemenza di Tito, peut-être pour des raisons d'idonéité ou de santé, qui sait. Ou purement subjectives. Mais ici, elle signe une performance sans faille, admirable par la délicatesse et l'ambiguïté que le rôle exige et par sa propre performance vocale. Le final en solo, qui nous rappelle celui du Capriccio straussien, est un moment inoubliable où frissons et émotions diverses clôturent une soirée inoubliable. Le chœur d’enfants « Vivaldi/Petits cantors de Catalunya » signe une très belle performance, vocale et théâtrale. L’orchestre, brillant et parfois… bruyant, était conduit par le Barcelonais Ernest Martínez Izquierdo, un excellent musicien qui a obtenu de moments de grande intensité expressive. Malgré cela, son attention s’est portée à la concertation assez complexe de l’ensemble sans porter l’attention nécessaire à l’équilibre chant/orchestre. On sait qu’il a reçu la partition au dernier moment, après que le chef titulaire de la maison ait refusé de l’apprendre, faute de temps… La compositrice a voulu le recours à une amplification variable des voix pour améliorer la compréhension dans les moments les plus subtils. Le résultat est, cependant, sujet à controverse.
Je ne parlerai pas beaucoup du magnifique travail de mise en scène de Marta Pazos car c’est un travail de broderie de mouvements et d’images tellement expressives qu’on a du mal à le raconter, il faut absolument le voir.
Je ne peux qu’espérer que Alexina B. intègre vite le répertoire et soit enregistrée et représentée ailleurs, surtout pour le public francophone.
Xavier Rivera
Barcelona, Teatre del Liceu, le 18 avril 2023
Crédits photographiques : Antoni Bofill