Les deux concertos pour violon de Chostakovitch : soliste impeccable et chatoyante, orchestre idiomatique

par

Dimitri CHOSTAKOVITCH (1906-1975) : Concertos pour violon no1 en la mineur opus 77, no2 en ut dièse mineur opus 127. Alina Ibragimova, violon. Vladimir Jurowski, Orchestre symphonique de l’Académie d’État de Russie. Février et juillet 2019. Livret en anglais, français et allemand. TT 71’29. Hyperion CDA68313

Quitte à s’appesantir sur le contexte, le livret remet les œuvres en perspective, et ses étonnements amusent : « il est assez extraordinaire qu’un compositeur qui ne savait pas jouer du violon écrive un chef d’œuvre aussi universel ». En 1947, date où s’ébaucha ce premier concerto, Chostakovitch avait pourtant déjà achevé trois quatuors, neuf de ses quinze symphonies, et devait donc concevoir quelque idée de comment sonne un archet, même s’il se fit aider par David Oïstrakh. On connait les troubles idéologico-politiques qui accablèrent ces années et amenèrent à garder cet opus sous le boisseau avant la création en octobre 1955 à Leningrad, par le dédicataire, qui en laissa plusieurs gravures de référence. Et qui savait comment enfiévrer le caustique Scherzo, comment signifier le motif-signature DSCH (ici à 1’28), comment attiser le sarcasme de la bacchanale (2’38) où Vladimir Jurowski lâche lez gaz. La soliste révèle ici une technique impeccable, extrêmement précise dans ses moyens et ses effets, qui ne pâliraient que devant la révérence à ces grands anciens (Leonid Kogan notamment !) qui y mettaient une poigne, une verdeur inégalées.

Harpes, célesta, tam tam (leur unique apparition au sein des quatre parties), bois sombres (bassons, contrebasson, clarinette basse, -les hautbois ne jouent que douze mesures) concourent aux blafardes ambiances du Nocturne où le crin doit déployer sa rêverie inquiète. Alina Ibragimova étire sa ligne de chant en un thrène qui n’outre pas la déréliction et modère les rancœurs acides. De même dans la Passacaille, pivot affectif de l’œuvre, la musicienne russe privilégie une richesse de teinte qui intériorise l’émotion sans débordement, et laisse scintiller les harmoniques. Un travail sur la palette qui renvoie peut-être à son expérience chambriste au sein du Chiaroscuro Quartet sur boyaux. Rappelons que cette lugubre errance sur basse obstinée se décline en neuf sections. L’écheveau est si subtilement tissé qu’on ne s’en rend pas forcément compte à l’écoute. D’autant que, là où parmi les « grands historiques » un Dimitri Mitropoulos à New York (Columbia, janvier 1956) osait un parcours presque traumatique, Vladimir Jurowski distille une admirable continuité de transition : respirant le même air que la soliste. Leur collaboration remonte à un album Mendelssohn voilà une dizaine d’années. De multiples concerts avec les phalanges de Philadelphie, Boston, Londres, Berlin n’ont fait qu’approfondir la compréhension entre les deux artistes : leur connivence fonctionne, et ça s’entend. Pour nos lecteurs qui ne sont pas familiers de ce mouvement, précisons-en les étapes : annonce du thème aux violoncelles et basses ; transfert du thème aux tuba et basson, choral aux bois (0’59) ; reprise du choral aux violons et altos, entrée du soliste (1’57) dont cor anglais et basson poursuivent la mélodie tandis que le violon introduit une nouvelle idée (2’52) ; les cors récupèrent le motif de passacaille (3’50) ; lequel rampe aux cors tuba, pizzicati graves, pendant que le soliste s’orne de triolets (4’40) ; climax tendu par les archets (5’33) ; thème au tuba et basson, choral aux clarinettes, le soliste médite sur sa mélodie primitive (6’24) ; les timbales escortent un cérémonial désertique (7’18). Puis une longue coda évolue en cadenza où le violon cite le motif DSCH et la danse du Scherzo. Épuisant parcours requérant une totale concentration, siphonnant les ressources de l’interprète. Depuis vingt ans qu’elle découvrit ce concerto, Alina Ibragimova prouve ici combien elle en maîtrise le moindre rouage.

À ce stade surgit le Burlesque final, que d’ordinaire on entend propulsé par l’orchestre : mais il s’agit là d’une concession à David Oïstrakh qui, tout virtuose qu’il fut, demanda à l’auteur un brin de répit pour s’éponger le front après la cadenza. Le présent enregistrement rétablit (et on doit signaler cette spécificité !) l’introduction par le soliste telle que Chostakovitch l’avait initialement conçue. On redira ce qu’on a écrit du Scherzo : l’orchestre russe, animé avec la verve qui sied, se souvient de l’ère Svetlanov (1965-2000) qui nous valut tant de moments brûlants. Sans verser dans le glabre expressionnisme d’un Gustav Schmahl (unique élève d’Oïstrakh en ex-Allemagne de l’Est, accompagné par Kurt Masur à Dresde chez Eterna), la soliste s’en tire avec les honneurs, vive, attentive à galber et colorer ses phrases.

« Un rôle shakespearien qui exige une totale implication émotionnelle et intellectuelle » estimait Oïstrakh (cité dans G.M. Schneerson, Dmitrii Shostakovich: Statyi i materiali, Moscou, Sovetskii Kompozitor, 1976) à propos du premier concerto. On en pense autant du second, écrit pour le 60e anniversaire du violoniste. Moins symphonique, lui-aussi dépourvu de trompettes et trombones, et qui accuse les penchants à l’introversion typiques du dernier Chostakovitch. Une sorte de ballade intérieure, infusée de réminiscences (des exégètes y ont entendu l’écho de chansons ukrainiennes), de songes hamlétiens, où s’accumule la tension, libérée dans l’allegro conclusif. La structure tripartite de l’œuvre s’avère assez évidente. Moderato de forme-sonate bi-thématique, avec Développement (signalisé par le tom-tom, le seul instrument de percussion employé dans cet opus en sus des timbales) où le discours d’Alina Ibragimova s’intensifie sans démesure. Adagio de coupe A-B-A, où dans la première section le violon dialogue successivement avec la flûte, les clarinettes, les cordes graves. L’Anselmio Bellosio (Venise ca 1780) sert une sensible profondeur de phrasé et lamine ses nuances en une méditation modeste voire un brin chétive. Nos remarques quant à cette discrétion doivent aussi se relativiser par une captation (principalement en live, contrairement à l’autre concerto, enregistré en juillet) où les micros intègrent le violon dans la perspective orchestrale sans le survaloriser. Pour le finale, l’autoritaire maestro obtient de ses cors des relents musqués, de ses bois une acidité qui corsent toutes les occurrences de la ritournelle. La grande cadence (3’33) confirme encore la haute valeur de la soliste visiblement bien préparée à la partition dont elle domine les enjeux techniques et expressifs.

Lydia Mordkovitch/N.Järvi (Chandos), Dmitry Sitkovetsky/A.Davis (Virgin), Maxim Vengerov/M.Rostropovitch (Teldec), Ivan Pochekin/V.Uryupin (Hänssler), Christian Tetzlaff/J.Storgards (Ondine), Daniel Hope/M.Shostakovich (Warner), Sayaka Shoji/D.Liss (Mirare), Frank Peter Zimmermann/A.Gilbert (Bis) : la discographie moderne n’est pas en déshérence. On y rangera le présent CD parmi les meilleurs : une violoniste sobre, judicieuse et pleinement investie. Et un orchestre régénérant les sensations fortes dignes des fougueuses baguettes qui, d’Alexandre Gaouk à Ievgueni Svetlanov, le dirigèrent au XXe Siècle. Et si la même équipe nous offrait les deux de Prokofiev ?!

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

 

 

 

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