Les Sonates pour piano de Stéphan Elmas, une curiosité
The Soul of Smyrna. Stéphan Elmas (1862-1937) : Les quatre sonates pour piano. Heghine Rapyan.2023 - Textes de présentation en allemand et anglais -77’53 -Solo Musica SM 423
Voici une intrigante parution d’oeuvres inconnues d’un compositeur arménien qui l’est à peu près autant. Si les dictionnaires de référence Grove et MGG ignorent jusqu’à son existence, la biographie qui accompagne cette parution esquisse dans les grandes lignes la vie de l’artiste. (Pour une biographie détaillée, nous renvoyons à l’introduction de notre collègue Jean Lacroix dans son article sur les concertos pour piano de Stéphan Elmas paru dans Crescendo Magazine en date du 24 avril 2021).
Stéphan Elmas naquit dans une famille aisée arménienne de Smyrne, l’actuelle Izmir. Montrant de grandes dispositions pour la musique, il partit en 1879, âgé de dix-sept ans, pour rencontrer Liszt à Weimar. Ce dernier lui conseilla de poursuivre ses études de piano et de composition Vienne où Elmas rencontra un certain succès. Progressivement atteint de surdité à partir de 1897, il se retrouvera coupé du monde mais aussi de l’évolution de la musique de son temps. C’est en 1912 qu’il s’établira pour de bon à Genève. Handicapé par la surdité et marqué par les massacres des Arméniens dans l’Empire ottoman en 1915 et ensuite lors de la reprise de Smyrne par les Turcs en 1922 - sa famille réussira à fuir la ville pour Athènes avant de le rejoindre à Genève- il tombera en dépression, cessera de composer et ne montrera aucun intérêt pour la musique de son temps.
Les oeuvres qui nous sont proposées ici semblent avoir eu une histoire compliquée. Si la pianiste Heghine Rapyan explique dans sa contribution au livret que ces sonates n’avaient jusqu’ici jamais été exécutées, elle ne nous dit malheureusement rien de la façon dont elle a pu mettre la main sur ces partitions. La notice nous dit qu’elles furent publiées par Steingräber en 1922 à Leipzig et pas un mot de plus. Au lieu de mettre six photos -dont trois en pleine page- de l’interprète dans la brochure qui accompagne ce cd et de passer sur deux fois deux pages -en allemand et en anglais- la brosse à reluire à une pianiste qui n’est pas dénuée de talent, il eût mieux valu prévoir ici une présentation et une analyse, même succinctes, de ces compositions de jeunesse enregistrées ici pour la première fois.
Ce qui frappe à l’écoute de cette musique, c’est le côté foncièrement conservateur de Stéphan Elmas : le langage qu’il utilise est très fortement influencé principalement par Chopin mais aussi Schumann et Liszt. On se retrouve à penser que le compositeur, emporté par son admiration de ses idoles de jeunesse, en est resté à cette période du premier romantisme et a choisi d’ignorer l’évolution de la musique après 1850. Par ailleurs, l’écoute de ces sonates fait entendre une musique bien faite et indéniablement sincère, mais peu prenante. Ensuite, il y a une faiblesse commune à beaucoup d’auteurs romantiques de second plan qui est cette tendance à confondre thème et mélodie. Il n’y a pas chez Elmas de thèmes propres à un développement rigoureux, mais plutôt des successions de mélodies, jolies et souvent un peu salonnardes. Et il ne possède pas non plus cette patte qui le distinguerait de tant de bons faiseurs romantiques habiles mais guère originaux.
C’est ainsi que dans la Première sonate, on ne s’étonne pas d’entendre une Marche funèbre, qui renvoie bien sûr à Chopin mais est dépourvue de toute grandeur.
L’Allegro final sent lui aussi son Chopin et son Schumann, dans une alternance de rêverie et de passages plus agités.
Après un premier mouvement délicat mais aux thèmes peu propices au développement, l’Andante central de la Deuxième sonate est d’ailleurs lui aussi une marche funèbre au Trio élégant, voire étonnamment guilleret. L’oeuvre se conclut sur un Allegro moto d’une délicatesse un peu salonnarde mais se terminant par d’inattendus épisodes emportés et virtuoses.
L’Allegro risoluto qui ouvre la Troisième sonate se termine de façon inattendue sur une fin puissante et quasi rachmaninovienne. Après un Adagio ma non troppo central qui tient de l'inoffensive pièce de genre, le Presto ma non tanto final est une véritable curiosité. Il commence par un passage qui pourrait être signé Scarlatti ou Couperin et qui après 48 secondes se transforme en une espèce de Barcarolle chopinienne puis en étude de type « chasse », pour revenir après un peu plus d’une minute et pendant à peine dix secondes à l’introduction « claveciniste » pour déboucher ensuite sur des rythmes chaloupés. Une minute plus tard, retour au passage à la Scarlatti, suivi à nouveau de l’épisode chaloupé se transformant ensuite en étude de vélocité avant d’en terminer sur l’évocation du clavecin. Très étonnant.
La Quatrième sonate commence sur un beau souffle romantique avec quelque chose de schubertien. Malheureusement -et comme trop souvent- Elmas n’arrive pas à maintenir la tension. Comme dit précédemment, le développement thématique n’est vraiment pas son fort.
L’Adagio ma non troppo qui suit est une belle surprise. Elmas nous offre ici un charmant intermezzo qui regarde très fort du côté de Schumann et qui ferait certainement un très beau bis. Le Finale est un galop qui évoque à la fois Mendelssohn et Tchaïkovski. Mais Elmas a tendance à s’éparpiller et a du mal à maintenir la tension et la rigueur dans le discours.
Formée dans son Arménie natale et à Salzbourg, Heghine Rapyan est une pianiste à la technique solide et assurée. Elle aborde la musique de son compatriote avec sérieux et enthousiasme, mais sait aussi faire preuve de délicatesse et de sensibilité dans ces pièces qui s’écoutent avec plaisir mais ne laissent pas d’impression durable.
Son 8 - Livret 5 - Répertoire 6 - Interprétation 8
Patrice Lieberman