L'europe musicale des Temps modernes : la France du Grand siècle

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Crescendo Magazine poursuit un tour d'Europe de l'Europe musicale des Temps modernes. 

Le règne de Louis XIV fut non seulement un grand règne politique, mais également artistique. La musique y joua un rôle capital, nécessaire même à l'affirmation d'une puissance absolue. Elle est présente dans le cérémonial royal, du lever au coucher du Roi ; elle rythme les moments exceptionnels comme le quotidien. Louis XIV aime et pratique la musique. Il sait chanter, jouer de la guitare et un peu d'épinette. Il est surtout bon danseur et s'attire l'admiration de la Cour pour son habileté en ce domaine. C'est encore lui qui choisit les sujets des tragédies en musique de Philippe Quinault et de Jean-Baptiste Lully. 

Louis XIV entretient souvent des liens personnels avec les musiciens qu'il estime, Lully bien sûr, mais aussi Michel-Richard de La Lande, au mariage duquel il sera témoin et avec lequel il échangera ces propos douloureux, alors que l'un et l'autre viennent de perdre leurs enfants, ravis par la terrible épidémie de petite vérole de 1711: Vous avez perdu deux filles qui avaient bien du mérite : moi j'ai perdu Monseigneur... La Lande, il faut se soumettre.

  • Les institutions 

Sous Louis XIV, la musique est d'abord l'affaire des institutions. Dès le début de son règne personnel en 1661, le Roi-Soleil s'intéresse de près aux institutions musicales du royaume. Elles sont, pour la plupart, déjà en place ; certaines remontent au règne de François Ier, comme la Chambre et l'Ecurie, et même avant, comme la Chapelle. Outre la reprise en main et l'extension de ces départements déjà existants, Louis XIV s'emploie à en créer de nouveaux, sous formes d'académies : l'Académie Royale de Danse en 1661 et l'Académie d'Opéras en 1669, qui deviendra, en 1672, l'Académie Royale de Musique. Pour pourvoir aux postes, notamment les plus élevés, le Roi nomme lui-même ses musiciens ou institue des concours ; ainsi, ceux de la Chapelle Royale en 1663 et 1683 pour les maîtres de musique, et celui de 1678 pour les organistes.

La Chapelle dépend d'un maître de musique qui, en réalité, n'est pas un musicien mais un haut dignitaire de l'église. La musique est sous la responsabilité de sous-maîtres. A partir de 1683, leur nombre passe de deux à quatre (Pascal Collasse, Nicolas Goupillet, Guillaume Minoret et Michel-Richard de La Lande). Ils travaillaient par quartiers, à savoir un trimestre chacun. Ce sont eux qui choisissent les chants pour les différents offices (messes, vêpres, saluts, processions) et les cérémonies (baptêmes princiers, mariages, victoires militaires, pompes funèbres). Le sous-maître dirige, en battant la mesure, les chanteurs et les musiciens. Il recrute les chantres, il est responsable des enfants (appelés "Pages de la Musique"), de leur éducation religieuse et musicale. Il écrit les motets destinés à la Chapelle, mais les oeuvres émanant d'autres compositeurs ne sont pas pour autant exclues. Ainsi joue-t-on les grands motets de Lully qui n'eut pourtant pas de poste officiel à la Chapelle.

L'organiste a un rôle majeur. Présent quotidiennement à tous les offices, il accompagne le chant, compose et improvise selon des règles précises des versets destinés à être joués en alternance avec le plain-chant. L'ampleur de cette charge amène le Roi, en 1678, à en recruter quatre (Jean-Baptiste Buterne, Nicolas Lebègue, Guillaume-Gabriel Nivers et Jacques Thomelin remplacé à sa mort en 1693 par François Couperin) qui fonctionneront par quartiers, comme les sous-maîtres. 

L'organisation des divertissements est confiée à la Chambre. Elle est composée de voix et d'instruments. Le nombre des chanteurs atteint une quarantaine de personnes, les dessus étant composés de "quatre filles de la Musique", de trois enfants et de cinq castrats. L'orchestre, appelé les Vingt-Quatre Violons, offre une texture particulière à cinq parties de cordes : six dessus, quatre hautes-contre, quatre tailles et quatre quintes, enfin six basses. 

La direction de la Chambre revient à deux surintendants secondés par deux maîtres de musique. Dès 1661, le Roi nomme Lully à la première distinction alors que son beau-père Michel Lambert occupe le poste de maître de musique qu'il conservera jusqu'à sa mort en 1696. Les compétences musicales de Lully et son talent d'organisateur font merveille. Maître de cérémonie des plaisirs de la Cour, il choisit ou compose les pièces à insérer dans les divertissements et les ballets, il engage les interprètes et s'occupe des répétitions. Il fait travailler les Vingt-Quatre Violons qu'il amène à un niveau de perfection jamais atteint. C'est cependant avec les Petits Violons, ensemble annexe de la Chambre, et que Lully considère comme son orchestre personnel, qu'il va jusqu'au bout de ses exigences. Les Petits Violons sont directement attachés à la personne de Louis XIV. Ils l'accompagnent dans ses déplacements. Dans les grandes occasions, les Vingt-Quatre Violons et les Petits Violons sont réunis.

Les musiciens attachés à la Chambre sont les plus grands du temps : les violistes Marin Marais et Antoine Forqueray, les clavecinistes Jean-Henry d'Anglebert et François Couperin... Certains cumulent les fonctions et grimpent peu à peu l'échelle de la hiérarchie ; le cas le plus spectaculaire reste celui de La Lande qui détient en 1714 les quatre quartiers du poste de sous-maître de la Chapelle, après avoir été nommé compositeur de la Musique de la Chambre (1685) et surintendant de cette même Musique (1689). 

Au bel ordonnancement que nous venons de décrire échappent certains aspects de la musique française, certains compositeurs qui tout en n'ayant pas eu leur place en Cour n'en furent pas moins de grands musiciens. Ces zones d'ombre contribuent à donner à ce siècle, sous des dehors d'absolutisme esthétique, toute sa diversité. 

Si l'ambition de tout musicien, sous le règne de Louis XIV, est d'obtenir un poste à la Cour, celui qui n'y parvient pas -soit par manque d'argent pour acheter un office, soit en raison d'une conjoncture familiale défavorable (les charges se transmettant souvent de père en fils), soit encore pour d'autres raisons, personnelles ou musicales- exerce son art à la ville. Ainsi, Marc-Antoine Charpentier qui offrit ses multiples talents à l'hôtel de Mademoiselle de Guise, à la Comédie-Française, au collège et à l'église Saint-Louis des Jésuites, à la Sainte-Chapelle et à divers couvents de la capitale. La diversité de ces postes lui permit de concevoir une oeuvre extrêmement variée, couvrant à peu près tous les genres profanes et sacrés de son temps. Il put ainsi importer en France des formes telles que l'oratorio latin (ou histoire sacrée) imité des modèles romains de Carissimi et de ses contemporains. En province, la vie musicale se développe essentiellement grâce aux maîtres de chapelle dont peu sont passés à la postérité. Maître de musique des Cathédrales de Strasbourg et de Meaux, Sébastien de Brossard a toutefois laissé une oeuvre musicale et théorique de tout premier ordre. 

Directement liés aux institutions et aux musiciens qui se trouvent à leur tête, deux nouveaux genres spécifiquement français apparaissent : la tragédie en musique pour le répertoire profane et le grand motet pour la musique sacrée, symboles tous deux de la splendeur de la monarchie.

  • La tragédie en musique

En 1669, Louis XIV accorde à l'écrivain Pierre Perrin le privilège d'établir une Académie d'Opéras. Après de mauvaises affaires, Perrin se retrouve en prison pour dettes. C'est alors qu'intervient Lully, en pleine ascension. Dès qu'il apprend la mésaventure arrivée à Perrin, il se rend à la Conciergerie où le malheureux est enfermé et il lui achète son Privilège, ce qui permet à Perrin de sortir de prison. Le 13 mars 1672, Louis XIV signe le "Privilège en faveur du Sieur Jean-Baptiste Lully, surintendant et compositeur de la musique de la Chambre du Roi, pour tenir Académie Royale de Musique". A partir de cet instant, une véritable dictature musicale se met en place. Par ce texte, Lully obtient le monopole de toute la musique théâtrale puisqu'il est défendu "de faire chanter aucune pièce entière en musique, soit en vers français, ou autres langues, sans la permission par écrit du dit Sieur de Lully, à peine de dix mille livres d'amende et de confiscation des théâtres, machines, décorations, habits et autres choses...". Une autre clause limitant la part musicale et le nombre des musiciens au théâtre provoqua la brouille entre Lully et Molière qui se vit trahi par le musicien, puisqu'il lui était désormais impossible de poursuivre la libre représentation de ses comédies-ballets. Molière se sentit d'autant plus lésé que sans lui, Lully n'aurait peut-être jamais eu l'idée de créer l'opéra français.

Alors que l'opéra triomphait en Italie depuis plus d'un demi-siècle, la France n'en avait toujours pas et Lully lui-même douta longtemps que les Français pussent s'en donner un. Pourtant, ce sera lui qui, par un génial instinct, va créer l'opéra français. Depuis son arrivée en France, il avait minutieusement observé tout ce qui se passait autour de lui : les opéras italiens représentés à Paris à l'initiative de Mazarin, les pastorales et les ballets, les pièces à machines. Lully va puiser dans tous ces genres les ingrédients qui vont lui servir à élaborer la forme nouvelle de la tragédie en musique : les airs, les ensembles, les choeurs, les divertissements mêlés de danses, les effets de machineries. Il n'y manque qu'une chose : la présence continue de la musique. Problème qui va être résolu par l'invention du récitatif que Lully conçoit en s'inspirant à la fois du récitatif italien, des essais français de Robert Cambert dans sa pastorale Pomone de 1671, et surtout du modèle récité de la tragédie classique. Lully s'adjoint un collaborateur de talent en la personne du dramaturge Philippe Quinault, et le 27 avril 1673, avec Cadmus et Hermione, la première tragédie en musique est née. Aussi épris de pouvoir absolu que son souverain, Lully met désormais tout en oeuvre pour se protéger d'institutions rivales et de musiciens susceptibles de lui porter ombrage. 

Pendant quinze années d'un règne absolu sur la scène de l'Académie Royale de Musique, les autres compositeurs durent s'en tenir à des divertissements, pastorales et autres "petits opéras" qui ne pouvaient en aucune manière rivaliser avec la grande tragédie lyrique. 

Le Privilège accordé par Louis XIV à Lully s'étendait à sa descendance ; aussi les oeuvres créées à l'Académie Royale immédiatement après la disparition du Surintendant le 22 mars 1687 sont-elles d'abord signées de ses fils, Louis et Jean-Louis. Puis, timidement, d'autres compositeurs présentèrent leurs pièces. Ces tragédies en musique représentées dans les années 1690 connurent pour la plupart de grandes difficultés à recueillir les suffrages des spectateurs. Orphée de Louis Lully et Enée et Lavinie de Pascal Collasse (1690) pâtirent de véritables cabales organisées par les partisans nostalgiques du Surintendant. L'année 1693 se montra plus favorable avec les applaudissements reçus par Alcide de Marin Marais et Louis Lully, et Didon d'Henry Desmarest. Mais la trêve ne dura guère. Les oeuvres de Charpentier et d'Elisabeth Jacquet de La Guerre furent mal reçues. Si l'originalité de Médée avait pu choquer les oreilles d'un public conservateur, Céphale et Procris demeurait pourtant fidèle à l'esthétique lullyste. 

  • Le Motet

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, en France, le terme de "motet" est vague, désignant toute composition en latin (excepté la messe), de toutes dimensions, de tous effectifs et destinée aussi bien aux offices liturgiques qu'aux cérémonies para-liturgiques. Le texte lui-même est de provenance variée (texte liturgique, collage de différents passages de l'Ecriture sainte, invention libre). 

La création du grand motet est due, à la fois, à Lully (son Miserere de 1664 devient une sorte de modèle) et aux deux maîtres de la Chapelle Royale alors en fonction, Henry Du Mont et Pierre Robert. Les motets français sont le plus souvent composés sur les textes des Psaumes de David qui connaissent alors une exceptionnelle faveur (édition de nombreuses traductions et paraphrases). Sur le plan musical, les motets de Lully et de Du Mont se présentent d'un seul tenant, s'articulant schématiquement de la manière suivante : après une symphonie d'entrée, les sections pour voix seule (appelées "récits") ou groupe de solistes alternent avec les interventions dialoguées d'un petit et d'un grand choeur, tout ceci ponctué par des ritournelles à l'orchestre. A la fin du siècle (avec Charpentier, Campra ou La Lande), la forme évolue vers une structure en numéros séparés, indépendants les uns des autres, calquée sur la division en versets du psaume.

Pendant intime du grand motet, le petit motet occupe une place primordiale dans la musique sacrée française des années 1650-1750. L'appellation "petit motet" était quasi inexistante au XVIIe siècle. Généralement, on parlait de motet à une, deux et trois voix, avec ou sans instruments. On s'accorde toutefois à penser le petit motet comme une forme brève avec effectifs restreints (une à cinq voix solistes, un à deux dessus instrumentaux et basse continue). Mais il n'est pas exceptionnel de trouver des oeuvres relativement étendues ou un effectif instrumental plus conséquent, sans qu'on puisse rattacher ces pièces à un genre spécifique, si ce n'est une excroissance du petit motet "type" aux frontières du grand motet dit "versaillais" (avec solistes, choeur et orchestre) et du motet maîtrisien (choeur et basse continue). Ajoutons que l'interprétation est à l'époque très souple, ainsi que l'indiquent maints avertissements de recueils de petits motets : « Pour les bien executer il faut remarquer ce qui est a Seul ce qui est deux marquéz par un 2. et doubler, ou tripler les parties quand il y a le mot de Tous, ce qui fait un petit Chœur » (Louis Lemaire, Mottes [sic] a deux dessus avec Simphonie et Sans Simphonie au nombre de Six... Premier Livre, 1740); « Le Pseaume Venite exultemus Domino, se peut chanter (si l'on souhaitte) comme en Choeur, en doublant les parties ou il est marqué Tous » (Edme Foliot, Motets a I. II. et II. voix avec Symphonie et sans Symphonie... s.d.). 

Le petit motet est né en Italie au début du XVIIe siècle. Durant tout le siècle, les motets italiens circulent en Europe sous forme imprimée ou manuscrite. En France, on pouvait les entendre dans certains milieux comme celui de l'Abbé Nicolas Mathieu, curé de Saint-André-des-Arts à Paris. Celui-ci organisait dans les années 1680 des concerts à son domicile, chaque semaine, où l'on chantait des motets de Rossi, Cavalli, Carissimi, Legrenzi... Le petit motet est sûrement le genre où l'influence italienne est la plus audible, même chez Lully. Il s'implante d'une manière caractéristique en France en 1652, avec les Cantica sacra d'Henry Du Mont. Par la suite, la plupart des compositeurs français (Lully, Nivers, Charpentier, Couperin, Campra, Bernier, Clérambault... pour n'en citer que quelques-uns) écrivent à leur tour des petits motets, en plus ou moins grande quantité. Le plus prolifique d'entre eux, et sans doute le plus représentatif, est Marc-Antoine Charpentier dont le corpus compte près de trois cents numéros, couvrant tous les genres liturgiques et para-liturgiques pratiqués à cette époque (antiennes, hymnes, Magnificat, Litanies de la Vierge, leçons et répons des ténèbres, psaumes, motets pour l'élévation ou le Saint-Sacrement, Domine salvum, motets pour diverses occasions: fêtes de la Vierge, de saints, dialogues, etc). 

Le règne de Louis XIV a été pour l'histoire de la musique une période extrêmement brillante et féconde. Les institutions, les genres de la tragédie en musique et du motet perdureront tard dans le XVIIIe siècle, jusqu'à la Révolution. A la mort de Lully, l'orchestre de l'Académie Royale est renommé dans toute l'Europe. La musique française devient un modèle pour l'Europe entière: Purcell, Bach, Telemann, Haendel écriront nombre de ces "ouvertures à la française", véritables emblèmes du Grand Siècle. 

Catherine Cessac pour Crescendo Magazine. 

Crédits photographiques : DR

Londres et sa vie musicale au XVIIIe siècle : tradition et mutation

 

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