Londres et sa vie musicale au XVIIIe siècle : tradition et mutation

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La capitale anglaise, à l'image de tout le pays, a beaucoup souffert des soubresauts de l'histoire, particulièrement nombreux en ce XVIIe siècle. Cette époque troublée a été marquée par les dernières luttes du pouvoir royal pour imposer une monarchie absolue face au Parlement dominé par une bourgeoisie riche et florissante, éprise de liberté. Commencée avec le début du siècle, cette lutte ne s'est définitivement apaisée qu'avec la chute des Stuarts et l'avènement de Guillaume III en 1689, et ce après avoir connu un épisode particulièrement tragique: une guerre civile qui avait abouti à la décollation de Charles Ier et à l'instauration d'une république (ou Commonwealth) dirigée par Olivier Cromwell. Cette grande fracture dans l'histoire d'Angleterre (de 1642 à 1660) a eu de graves répercussions sur la vie culturelle du pays. Maîtres de la capitale dès le début des événements, les Puritains décidèrent en effet de réagir à la fois contre les dissolus et dispendieux spectacles de cour (les Masques) qui avaient fait l'orgueil des premiers Stuarts, et contre l'excès d'apparat qui, selon eux, "alourdissait" la musique religieuse. Comme souvent en pareil cas, la réaction fut excessive et profita aux plus extrémistes. Ainsi l'orgue en particulier subit nombre de persécutions, tant certains le considéraient comme une "invention du Diable" ! De nombreux instruments furent détruits à coups de hache (à Chichester, à Canterbury, à Norwich...) ; d'autres furent pillés, tel celui de l'Abbaye de Westminster, dont la soldatesque donna les tuyaux en gage dans les tavernes pour qu'on en fît des pots à bière. Même certaines cathédrales (Winchester, Ely...) furent à deux doigts d'être purement et simplement rasées. Dans la foulée, les Puritains supprimèrent les maîtrises et chapelles musicales des cathédrales ainsi que, bien entendu, la Chapelle Royale.

Sous prétexte de lutter contre le luxe tapageur et contre le propos libertin de certains spectacles, les sbires les plus zélés de Cromwell en vinrent même à interdire totalement ou presque la danse et le théâtre. C'est ainsi que périrent les nombreux théâtres londoniens, et notamment ceux qui avaient accueilli la création des pièces de Shakespeare : ils furent tous détruits sur l'ordre du Parlement entre 1642 et 1644.

Tout avait donc changé avec la Révolution. Les lois austères des "Têtes-Rondes" avaient supprimé une bonne partie des divertissements : plus de combats de coqs ni de courses de chevaux, plus de danses, de cabaret et plus de théâtre. Seul subsistait le son des prières et des cantiques, puisqu'à l'église n'étaient plus tolérés (avec certaines licences tout de même) que le chant des psaumes ou l'Evangile psalmodié en anglais. Un important coup d'arrêt avait également été porté au Mask en tant que structure de base pour le développement éventuel d'une forme originale d'opéra.

Certes, toute vie musicale n'était pas totalement éradiquée à Londres ou dans le pays, mais elle avait du s'adapter à des objectifs, à des moyens et à des milieux plus modestes tels que réceptions en l'honneur d'un ambassadeur étranger, fêtes dans les écoles, et surtout réunions privées chez les particuliers. C'est ce qu'explique cet extrait d'un délicieux pamphlet de Roger North (1650-1734) : Durant les troubles, alors que languissaient tant d'arts nobles et utiles, la musique continuait de lever la tête, non à la cour, ni (à cause des pruderies du temps) dans les lieux publics, mais en société privée, car beaucoup préféraient racler leurs violes à la maison plutôt que d'aller se faire casser la tête ailleurs. Les témoignages abondent sur cette tradition qui voyait le maître de maison inviter régulièrement quelques amis pour organiser une soirée musicale à laquelle toute la famille participait. On y chantait quelques airs à la mode accompagnés au luth, ainsi que des catches à trois voix, et on y interprétait (lorsque le bagage technique des participants le permettait !) des Fantaisies et autres In Nomine écrites pour consort de violes par les meilleurs compositeurs du temps, les Martin Peerson, William Lawes et autres John Jenkins. Cette tradition s'est perpétuée au temps de Purcell, comme en témoignent plusieurs chroniqueurs de l'époque, et notamment le fameux Samuel Pepys, intarissable dès qu'il s'agit de parler musique dans son Journal. De même, les catches ont fait rapidement leur réapparition dans les tavernes londoniennes dès la restauration de la monarchie.

La vie musicale londonienne a subi à la même époque une profonde mutation suite à l'arrivée en grand nombre de musiciens étrangers (notamment français et surtout italiens) venus s'engager dans la chapelle royale, et plus précisément dans les violons du roi, mais aussi plus tard dans d'autres structures plus ou moins "parallèles", telle la Chapelle privée "papiste" de Jacques II. N'étant pas toujours régulièrement rétribués dans le cadre de leur travail officiel, ces musiciens n'ont pas tardé à proposer leurs services en tant que professeurs (prendre des cours auprès d'un maître italien sera rapidement très à la mode !), ou dans le cadre de concerts privés... ou publics. L'institution de ces concerts publics est une grande nouveauté à Londres à la fin du XVIIe siècle. Les premiers ont été organisés sans grande prétention dans une salle proche de la cathédrale Saint-Paul, où se tenaient des récitals d'orgue : Quelques boutiquiers et contremaîtres venaient chaque semaine chanter en choeur et écouter de la musique en prenant de la bière et en fumant. Le répertoire était puisé dans les livres de chants et de canons de Playford et les participants ne payaient que les boissons. Les concerts n'ont pas tardé à s'organiser de manière plus professionnelle, d'abord sous l'impulsion de John Banister, ancien violoniste du roi, dès 1672. Plusieurs salles s'ouvrirent alors aux concerts, parfois proposés sous la forme de souscriptions, tandis que des clubs de musique apparurent, tel celui de Thomas Britton, actif de 1678 à 1714, aux réunions duquel ont participé (dit-on) de célèbres musiciens (Pepusch et Haendel, entre autres).

Au niveau des chapelles musicales, et notamment de la plus prestigieuse d'entre elles, la Chapelle Royale, tout était également à refaire lorsque Charles II monta sur le trône. Ce n'est pas le moindre des mérites du Captain Cooke que d'avoir remis sur pied une telle institution en quelques années tout en étant confronté à de fréquents problèmes financiers. Même si les débuts ont parfois été difficiles, la Chapelle a rapidement retrouvé un excellent niveau, et notamment sa maîtrise qui, en une quinzaine d'années a formé des musiciens et des compositeurs de la trempe des John Blow, Pelham Humfrey, Thomas Tudway, Henry et Daniel Purcell. Accédant à son tour aux plus hautes fonctions au sein de la Chapelle, Henry Purcell a également été confronté à de réguliers problèmes d'organisation et de trésorerie sous Charles II (qui pourtant était un réel amateur de musique) et plus encore sous Jacques II (qui lui préférait sa chapelle privée catholique). La vie quotidienne de la Chapelle Royale n'a donc été réellement stabilisée qu'à l'avènement de Guillaume III.

Quant aux théâtres, ils durent eux aussi être reconstruits. La chose se fit rapidement et la scène anglaise ne tarda pas à retrouver son lustre d'antan. Charles II, qui avait séjourné à la Cour de France, appréciait grandement ce type de spectacles. Le plus grand architecte anglais de la fin du XVIIe siècle, sir Christopher Wren (1632-1723) fut chargé de construire le nouveau Théâtre du Roi (King's Theatre) et de la compagnie du Duc d'York, le futur Jacques II (Dorset Garden Theatre). C'est dans ces deux établissements qu'ont été présentées les oeuvres pour lesquelles Purcell a écrit de la musique de scène, essentiellement entre 1690 et 1695.

Il ne reste rien aujourd'hui de ces deux théâtres, pas plus que de toute une partie de la ville telle qu'elle était à la naissance de Purcell. Le compositeur a vécu dans une cité en pleine mutation, en pleine reconstruction suite au grand incendie de 1666 (5 jours de calamités, 13.000 bâtiments détruits). C'est encore Christopher Wren qui s'est distingué dans cette grande entreprise de reconstruction, puisqu'on lui doit notamment la Cathédrale Saint-Paul, mais aussi cinquante autres églises, dont plusieurs ont survécu aux aléas de l'histoire (St-Stephen Walbrock, près de Saint-Paul, avec son célèbre dôme ; St-Bride's et sa flèche octogonale surmontée d'un obélisque...). Pour le reste, Londres ne conserve que peu d'édifices significatifs dont l'origine remonte à ce siècle tourmenté et que Purcell a pu être en mesure de visiter. Citons tout de même Banqueting House, le chef-d'oeuvre d'Inigo Jones, dont les panneaux du plafond avaient été peints en 1636 par Rubens, et Ham House, l'une des plus belles propriétés bâties à l'époque sur les bords de la Tamise et qui appartenait alors au Duc de Lauderdale, confident de Charles II. Citons enfin le Château d'Hampton Court dont certaines parties (les appartements royaux, les superbes jardins...) ont également été conçus par Wren pour le compte de Guillaume III et de la Reine Mary vers 1690...

Comme on le constate à l'énumération de ces faits, la vie musicale londonienne, même marquée par des circonstances historiques très défavorables tout au long du XVIIe siècle, n'a pas manqué de se développer de manière parfois fort surprenante. Elle a ouvert la voie à un XVIIIe siècle débordant d'activités auquel il ne manquera qu'une chose, mais une chose importante : un compositeur anglais de la trempe de Purcell.

Jean-Marie Marchal

 

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