Ma Patrie dans le Missouri, –Walter Susskind en quête de la juste tradition tchèque
Bedřich Smetana (1824-1884) : Má Vlast : Vyšehrad, Vltava, Šárka, Z českých luhů a hájů, Tábor, Blaník. Walter Susskind, Orchestre symphonique de Saint Louis. 1975. Livret en anglais. 75’54''. VOX-NX-3041CD.
Alors qu’il laisse à la postérité plusieurs centaines de vinyles, Walter Susskind (1913-1980) appartient à ces chefs d’hier qui semblent aujourd’hui disparus des radars. Le nom que lui légua son père, un critique musical viennois, indique mal sa naissance tchèque. Il étudia au Conservatoire de Prague peu avant que son professeur Josef Suk (1874-1935) ne tire sa révérence, puis avec George Szell dont il fut l’assistant à l’Opéra Allemand de la capitale. Suite à l’invasion nazie, il migra pour Amsterdam, au seuil d’une carrière qui le mena en Angleterre, en Écosse, en Australie, en Israël, au Canada, en Amérique du sud, et aux États-Unis. Il y dirigea le St. Louis Orchestra de 1968 à 1976.
Engrangée pour de prestigieuses maisons comme HMV, Columbia, Mercury, Capitol, CBS, ou RCA, ou diffusée sous des labels grand public (Pye, Music for Pleasure, Concert Hall), son abondante discographie compte un éclectique répertoire français, hongrois (une gravure de référence du Prince de Bois à Londres, sous la confidentielle étiquette Bartók Records), russe, anglais, américain, et inclut une large part de musique contemporaine. Il fut souvent associé à des grands instrumentistes et chanteurs de l’après-guerre. Il accompagna ainsi le clavier de Witold Małcużyński, Leonard Pennario, mais aussi Solomon Cutner, Arthur Rubinstein ou Glenn Gould. À l’archet, on se souviendra par exemple des Concertos de Bruch et Mendelssohn avec Yehudi Menuhin, et celui de Sibelius avec Ginette Neveu qui reste une des meilleures versions jamais réalisée. Dans le répertoire tchèque, on citera la Symphonie no 8 de Dvořák, dont Susskind enregistra aussi les trois concertos, avec Ruggiero Ricci, Zara Nelsova, et Rudolf Firkušný.
Un cycle aussi fortement ancré dans terroir et patriotisme que Má Vlast reste le privilège des interprètes tchèques qui dominent en quantité et en qualité la discographie. Parmi les autres témoignages de valeur, on citera la hauteur de vues d’Antal Dorati à Amsterdam (Philips), la finesse de Paavo Berglund à Dresde (Emi), la puissance descriptive de Walter Weller à Tel Aviv (Decca), la verve bigarrée de Malcolm Sargent à Londres (Emi). À la tête du plus grand nombre d’enregistrements de l’œuvre complète, Rafael Kubelik s’y illustra par deux fois outre-Atlantique : capté dans une opulente monophonie à Chicago (Mercury), puis dans une trame plus claire à Boston (DG). Les sessions de janvier 1975 ici proposées constituent à notre connaissance l’unique autre enregistrement jamais réalisé sur le sol américain.
Avouons que les paysages de Bohême se trouvent un peu standardisés par la phalange du Missouri, tant les échos de vieilles légendes qui doivent sourdre du château-fort de Vyšehrad sont parcourus sur un ton plutôt quelconque, sans que la harpe n’éveille sa promesse d’imaginaire archaïque. Le vibrato acidulé des souffleurs de la České filharmonie de la grande époque, à l’ère de Karel Šejna et Václav Talich, manque aussi à cette évocation des forêts et prairies, certes délicatement pigmentée par les cordes de St. Louis, mais d’un charme bucolique un peu neutre. Les méandres du voisin Mississippi inspirent une lecture coulante de la célèbre Moldau, sans pourtant susciter la typique poésie qui doit friser les ondeggiante astucieusement dessinées par le compositeur. Le chef esquisse à main légère l’épisode du mariage paysan (4’10) puis canalise sans s’enliser le clair de lune et la ronde des nymphes. On reste toutefois assez loin de la sagacité d’un Ferenc Fricsay, ou de la somptueuse dramaturgie d’un Karajan, tous deux chez DG.
Susskind convainc davantage dans la sanguinaire Šárka qu’il enlève d’un geste vif, souplement rythmé, tout en aiguisant le caractère de l’héroïne guerrière. Les relents belliqueux de Tábor fomentent l’inquiétant climat qu’on attend, les cuivres savent s’opacifier, les timbales rudoyer, les cordes maudire les ennemis du peuple depuis la tombe. Le ton vindicatif et imprécateur y est, sans enjolivement. Et permet une juste transition vers les défilés larvés de Blaník où l’on sent les immémoriaux soldats hussites prêts à en découdre. Les phrasés bien sentis du maestro savent instiller l’intimidation, puis les réminiscences champêtres (qui garantissent ici une sonorité pincée, authentiquement tchèque), et enfin mobiliser ses troupes vers une impérieuse péroraison.
Malgré quelques passagères carences et relatives fadeurs en comparaison des versions les plus idiomatiques, on ne peut que saluer l’habileté du chef à inculquer une prosodie et des couleurs qui n’apparaissent jamais exotiquement fabriquées ni artificiellement importées. Le détail pittoresque sait se faire sobre et d’autant crédible. On oubliera quelques routines tant par ailleurs et globalement le style sûr façonné par Susskind ne décevra pas les oreilles habituées à la tradition qui s’exprime dans les précurseurs mitteleuropa. Sans cloner ces racines, cet épigone surclasse même certaines versions tchèques aseptisées, comme celle de Václav Smetáček (à l’orée du numérique), ou la récente et plate lecture de Semyon Bychkov (Pentatone). La prise de son, ici remasterisée et plus avenante que la précédente parution en CD chez Vox, pourra même rappeler les timbres un peu voilés, la physionomie lustrée et compacte de l’enregistrement de Karel Ančerl (Supraphon), autre façon de patenter la nostalgie et de rendre hommage au label national. Sur votre étagère, cette réédition ne déméritera pas aux côtés de tels jalons historiques.
Christophe Steyne
Son : 8 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9
Walter Susskind