Lucie de Lammermoor à Bergame en 2023 : un spectacle sinistre 

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Gaetano Donizetti (1797-1848) : Lucie de Lammermoor, opéra en trois actes. Caterina Sala (Lucie), Vito Priante (Henri Ashton), Patrick Kabongo (Edgard Ravenswood), Julien Henric (Sir Arthur), David Astorga (Gilbert), Roberto Lorenzi (Raimond) ; Coro dell’Accademia Teatro alla Scala ; Orchestra Gli Originali, direction Pierre Dumoussaud. 2023. Notice et synopsis en italien et en anglais. Sous-titres en italien, en anglais, en français, en allemand, en japonais et en coréen. 132’. Un DVD Dynamic 38030. Existe aussi en Blu Ray.

Le romancier anglais Walter Scott (1771-1832) publia en 1819 La Fiancée de Lammermoor, roman puissant dont l’action se situe en Écosse au XVIIIe siècle. Pour l’adaptation en vue de son opéra, Donizetti fit appel au Napolitain Salvatore Cammarano (1801-1852), avec lequel il collaborera à plusieurs reprises. La création de la version italienne eut lieu à Naples le 26 septembre 1835 ; bientôt l’œuvre sera reprise dans plusieurs capitales européennes avant de conquérir le monde. En août 1839, une version en langue française est jouée à Paris, au Théâtre de la Renaissance. Elle est de la main des librettistes Alphonse Royer (1803-1875) et le Belge Gustave Vaëz (1812-1862). Tous deux travailleront ensemble plus tard pour Verdi. Pour cette Lucia devenue Lucie, deux personnages sont fondus en un seul (Gilbert), l’action est resserrée et des vocalises disparaissent ou sont adaptées.

Cette version française a fait l’objet d’une production dans le cadre du Donizetti Opera Festival de Bergame en fin d’année 2023, le présent DVD proposant la soirée du 1er décembre. L’Italien Jacopo Spirei (°1974), qui compte à son actif plusieurs mises en scène de compositeurs de son pays, mais aussi de Mozart, Haendel ou Bizet, situe le récit dans un univers neutre -même si le futur époux de Lucie portera un kilt au moment du mariage, seule allusion écossaise-, qui pourrait être aussi bien américain qu’implanté dans un pays européen. 

Le décor permanent représente une forêt sombre et peu accueillante, avec des aménagements, parfois colorés, pour permettre des mouvements ; de simples bancs de bois et une grande table lors du mariage complèteront ce cadre assez morbide, peu réjouissant pour l’œil. La violence faite aux femmes et un insupportable machisme sont présents de bout en bout. Au cours des vingt premières minutes de l’opéra, on assiste à des scènes de harcèlement dur et brutal, dont on se doute qu’elles aboutiront au viol et au meurtre de quatre femmes, ce que confirmera une pénible scène finale qui montre leurs cadavres allongés sur le sol. L’histoire de Lucie vient se greffer sur ce choix qui tend à dénoncer le phénomène toxique. Un choix un peu en décalage avec l’action, qui est connue : Lucie a promis sa foi à Edgard, ennemi de son frère Henri, avant qu’il ne quitte le pays. Elle est forcée par ruse au mariage avec Arthur ; Edgard revient en pleine cérémonie d’épousailles et le drame se noue. Désespérée, devenue folle, Lucie tue son mari avant de mourir, entraînant le suicide d’Edgard. 

Le souci majeur de cette production, c’est qu’elle ne suscite jamais l’émotion, malgré les aspects tragiques qu’elle expose. Le couple Lucie/Edgard n’est de plus pas flatté par les costumes. Fagotée dans une robe et un manteau qui semblent sortir d’une friperie de mauvais goût, puis dans une tenue nuptiale sans élégance, la soprano Caterina Sala fait peine à voir. Si sa voix, claire et parfois lumineuse, surmonte la plupart du temps et avec sensibilité les divers aigus qu’elle a à affronter, sa prononciation du français laisse à désirer ; on bénit le fait d’avoir des sous-titres à disposition. Dans la scène de la folie, où la soprano est juchée sur une table, dans sa robe sanguinolente à outrance, on se surprend à souhaiter que cela s’achève au plus vite. L’effet que l’on attend de cet apogée sombre dans le grand-guignol ; on n’y croit guère. 

Quant à Edgard/Patrick Kabongo, il est affublé d’un débardeur, d’un jean et d’une veste en cuir qui le font ressembler à un jeune loubard marginal. Pourquoi accoutrer ainsi ce duo ? Alors que les autres protagonistes sont habillés correctement, dans un style rappelant les années soixante, avec des vêtements colorés pour les femmes qui assistent à la cérémonie. On saisit mal l’intention. Ajoutées au décor tel que nous l’avons décrit, ces vilaines fringues plombent une ambiance délétère. Dans un autre registre, au cœur de la scène finale, le tombeau devant lequel les deux rivaux, Edgard et Henri, ont prévu de s’affronter, est remplacé par la carcasse d’une voiture calcinée, sur le toit de laquelle Edgard déposera une fleur. L’incompréhension vient s’ajouter. À l’arrière-plan, nous l’avons signalé, les cadavres des femmes martyrisées en début de spectacle sont étalés. Quand Edgard se suicide, les hommes autour de lui sont fièrement hilares. En fin de compte, tout cela fait un peu trash et enlève à l’action globale toute la compassion qu’on voudrait éprouver. 

Le reste du plateau, uniquement masculin, est-il au niveau attendu ? On le qualifiera de positif, même s’il est empêtré dans ce projet où l’excessif règne en maître. Le jeu scénique ne propose rien d’original, les mouvements non plus, mais sur le plan de la diction, on est dans une écoute plus confortable. Edgard, c’est le ténor originaire du Congo Patrick Kabongo, qui a étudié au Conservatoire Royal de Bruxelles. On pourra trouver sa voix par moments trop peu sonore, mais il s’implique tout à fait dans sa sincérité et sa fidélité envers Lucie. Le frère de celle-ci, le vindicatif Henri, est incarné par le baryton Vito Priante. Il est infâme, comme il doit l’être, et déploie dans la peau de ce personnage toute sa capacité de force vocale. L’âme damnée, Gilbert, fusion de deux rôles de la version italienne, c’est David Astorga ; il a tous les défauts nécessaires : vilenie, traîtrise, bassesse. L’époux de Lucie, le ténor lyonnais Julien Henric, est impeccable tant dans l’émission vocale que dans la diction. Le cinquième élément masculin, Roberto Lorenzi, joue et chante avec une conviction débridée le rôle trouble du pasteur. Les chœurs, grande satisfaction de la soirée, brillent par leur investissement. Quant à l’orchestre, sur instruments d’époque, il est dirigé par le Français Pierre Demoussaud, que l’on a vu dans Pelléas et Mélisande à Liège en avril 2023. Il fait ici des débuts italiens convaincants, attentif à apporter au plateau vocal sa précision et son nécessaire soutien.  

Pour la version française de l’opéra de Donizetti, on préférera à cette glauque et décevante production bergamasque le spectacle filmé à l’Opéra de Lyon en 2002, avec la sensible Patrizia Ciofi, Roberto Alagna (Edgard) et Ludovic Tézier (Henri), diction française impeccable, dans une mise en scène de Patrice Caurier et Moshe Leiser, sous la direction d’Evelino Pido (TDK). Ceux qui privilégient la version italienne auront l’embarras du choix, par exemple les documents historiques d’Anna Moffo ou de Renata Scotto, tous deux chez VAI, ou Anna Netrebko en 2008 (DG). Mais la priorité ira à la version captée au Metropolitan de New York le 13 novembre 1982, avec Joan Sutherland, incomparable Lucia, Alfredo Kraus en Edgardo et Pablo Elvira en Enrico, décors et costumes somptueux à l’appui. Richard Bonynge dirige de main de maître. La fastueuse mise en scène, signée par Bruce Donnell, est de celles qui s’inscrivent dans la légende filmée de cet opéra exacerbé (DG, 2005).  

Note globale : 6

Jean Lacroix       

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