Machaut et Holliger réunis par-delà les siècles

par

Guillaume de MACHAUT
(1300-1377)
Ballades 4 et 26, Double Hoquet, Complainte
Heinz HOLLIGER
(°1938)
MACHAUT-TRANSKRIPTIONEN pour quatre voix chantées et trois altos (2002-2009)
The Hilliard Ensemble
David James (contreténor), Rogers Covey-Crump et Steven Harrold (ténors), Gordon Jones (baryton); Geneviève Strosser, Jürg Dähler et Muriel Cantoreggi (altos)
2016-DDD-65’29-Textes de présentation en anglais et allemand-ECM New Series 2224 - 476 5121
Voici une récente parution qui a quelque chose de mystérieux: enregistré (très bien) en 2010 déjà, le disque nous offre ce qui doit être le dernier témoignage sonore publié de l’illustre Hilliard Ensemble dissous en 2014 après 40 ans d’existence, et l’on se demande ce qui a pu motiver un tel décalage dans la mise sur le marché du présent enregistrement. Connaissant l’audace d’ECM, ce ne seront certainement pas des considérations quant au possible succès commercial du disque qui auront été déterminantes.
Ce qui est fascinant dans ce projet dont la composition s’est étendue sur huit ans à partir de 2001, c’est avant tout la façon dont l’art subtil et raffiné de l’illustre poète et musicien du 14ème siècle a inspiré son moderne successeur qui lui rend hommage de plusieurs façons, allant de la transcription pure et simple, note pour note, de la polyphonie vocale pour l’ensemble de trois altos (comme dans le cas de la Ballade 4 « Biaute qui toutes autres pere », entendue d’abord dans sa forme vocale originale immédiatement suivie de la transcription en harmoniques naturelles aux trois altos), à l’apothéose extraordinairement élaborée de la Complainte (tirée du Remede de Fortune) qui clôture le disque. Une fois entendue la Ballade 26 « Donnez, Signeurs », la transcription pour trois altos combine une restitution de l’original en mêlant sonorités normales et harmoniques, ce qui débouche sur des sonorités d’orgue qui ajoutent un prenant élément de mystère. Même chose pour le Triple Hoquet pour trois altos (basé sur le Double Hoquet « Hoquetus David » de Machaut) où la structure isorythmique de l’original est maintenue, mais les voix supérieures sont ici fragmentées voire atomisées, et l’écriture -libérée de la servitude de la transcription fidèle- se pare d’une belle expressivité qui passe par le recours à toutes sortes de techniques instrumentales (pizzicato, saltato, petits coups sur l’instrument). Holliger est certainement à son meilleur là où il s’éloigne de l’original, comme dans le Lai 7 « Amours doucement me tente » -mise en espace (ce sont ses propres termes) de la monodie originale de Machaut- où on a l’impression de se trouver face à un monde en expansion qui s’étendrait au ralenti. La maîtrise rythmique et harmonique du compositeur est ici remarquable, et les frottements harmoniques de la musique sont négociés avec une grande sûreté d’intonation par les chanteurs du Hilliard Ensemble. Dans la Complainte qui clôture le disque, le compositeur tisse, au départ d’une seule ligne vocale, une hypnotique composition polyphonique à sept voix entraînant les quatre chanteurs et trois instrumentistes dans une magnifique aventure. Ici, la musique acquiert une dimension vibrante et quasi planante, qui fait beaucoup penser aux atmosphères que savent à leur façon créer des compositeurs tels que Feldman et Ligeti. Ceux qui savent que Heinz Holliger n’est pas seulement un fabuleux hautboiste et un excellent chef d’orchestre, mais également un compositeur de premier plan, n’auront pas besoin d’être convaincus de l’intérêt de cet enregistrement. Quant aux mélomanes prêt à faire un petit effort (car ces musiques exigent de l’auditeur une attention soutenue), ils seront récompensés par la découverte d’une musique exigeante et d’une âpre beauté, excellemment interprétée. (Dernière remarque: La notice ne donne malheureusement pas les textes chantés et n’identifie pas non plus les musiciens sur les belles photos noir et blanc.).
Patrice Lieberman

Son 10 - Livret 7 - Répertoire 8 - Interprétation 9

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