Magnifique hommage de Timothy Ridout à Lionel Tertis
A Lionel Tertis Celebration. Timothy Ridout, alto ; Frank Dupree et James Baillieu, piano. 2024. Textes de présentation en français et anglais. 2 CD. 2’09’’. harmonia mundi HMM 905376.77
Il n’est pas exagéré d’affirmer que Lionel Tertis, né exactement le même jour que Pablo Casals le 29 décembre 1876 et décédé en 1975, fit autant pour le développement de son instrument que l’illustre violoncelliste pour le sien, même si le virtuose catalan bénéficiait d’un double avantage sur son collègue londonien : d’abord, l’existence d’un répertoire certes négligé mais relativement fourni et -sans doute non moins important sur le plan psychologique- une absence de préjugés négatifs à l’égard de son instrument tant parmi les instrumentistes qu’au sein du public. Dans son combat pour accorder à son instrument la place qu’il méritait, Tertis dut batailler sur deux fronts. D’abord, développer une technique solide et une virtuosité impeccables pour lutter contre le préjudice tenace qui voulait que l’alto fût une solution de repli pour les violonistes insuffisamment doués. Comme l’indique très justement dans la notice le critique Tully Potter, véritable expert en la matière, Tertis s’inspira ici fortement du jeu souple au vibrato constant du violoniste Fritz Kreisler. Ensuite, compte tenu de la maigreur du répertoire pour alto de l’époque, ce Londonien incita nombre de compositeurs britanniques à écrire pour son instrument.
Etoile montante de l’alto, le jeune musicien britannique Timothy Ridout a entrepris de rendre un hommage mérité à ce pionnier encore peu connu en dehors du milieu des altistes (où il est justement vénéré) en consacrant ce double album à un florilège d’oeuvres de pas moins de quinze compositeurs reprenant certaines oeuvres expressément écrites pour Tertis, d’autres adaptées par lui et d’autres encore simplement contemporaines de la plus belle période d’activité du musicien, entre 1900 et 1930.
Intelligemment conçu, le programme débute et se termine par deux œuvres de premier plan. D’abord la belle Première sonate pour alto et piano de York Bowen, compositeur de qualité qui mériterait d’être mieux connu. Ecrite en 1904 pour Tertis et créée par ce dernier avec le compositeur au piano, l'œuvre impressionne par sa riche écriture post-romantique. Deux mouvements passionnés encadrent un Poco lento e cantabile tout en subtilité et lyrisme. Très exigeant pour les deux instruments (le pianiste Frank Dupree est irréprochable), l’oeuvre permet à Timothy Ridout de montrer l’étendue de ses qualités : justesse parfaite, intelligence, subtilité, lyrisme, fabuleuse beauté et profondeur de son (son superbe alto Peregrino di Zanetto n’y est pas pour rien), très subtil usage du vibrato. Même si elle ne fut pas destinée à l’origine à Tertis, c’est une autre œuvre majeure qui clôture le deuxième cd, la superbe Sonate pour alto et piano de Rebecca Clarke, écrite en 1918-1919. L’Impetuoso initial est tout de force et lyrisme avec une musique toujours en flux. Vif et espiègle, le Vivace médian fait parfois penser au Scherzo du Premier Quatuor à clavier de Fauré avant de s’achever sur une fin méditative et mystérieuse rappelant Vaughan Williams. L’Adagio final permet à Timothy Ridout de démontrer son éloquence dans les belles cantilènes comme dans les passages plus passionnés. Cette superbe interprétation bénéficie grandement de l’apport du pianiste James Baillieu. Parmi les perles que renferme ce remarquable récital, il faut mentionner la superbe transcription par Tertis de l’Elégie pour violoncelle de Fauré et la curiosité que constitue l’Obbligato inachevé composé par York Bowen sur les cinquante-sept premières mesures de la Sonate au Clair de lune de Beethoven où tant Ridout lui-même -qui a apporté une conclusion à ce qui était probablement un exercice d’étudiant- que Baillieu se montrent impeccables. Enfin, parmi toutes les pépites qui parsèment ce récital, il faut absolument souligner les délicieux Liebesleid de Kreisler et le Prélude et Allegro prétendument de Pugnani, en fait un exquis pastiche dû au célèbre violoniste. Dans le Liebesleid, Ridout se montre spirituel sans chercher à faire vraiment viennois -il est même presque trop distingué par endroits- et sait faire preuve d’une vraie tendresse (et d’un très subtil vibrato). Quant au « Pugnani », il est splendide, tout en finesse, élégance et virtuosité.
On l’aura compris, cet enregistrement de l’un des meilleurs altistes de l’heure est une parfaite réussite, un délice qu’on ne se lasse pas d’écouter et réécouter.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 9 Interprétation : 10
Patrice Lieberman