Mahler à l'orgue

par

Gustav MAHLER (1860-1911) : Lieder eines fahrenden Gesellen ; Kindertotenlieder ; Rückert-Lieder ; Des Knaben Wunderhorn : Urlicht. Transcriptions pour orgue. David John Pike, baryton ; David Briggs, orgue. 2019. Livret en anglais, en français et en allemand. Poèmes reproduits, traductions en français et en anglais. 68.51. Analekta AN 2 9180.

Voici un objet discographique insolite et fascinant à bien des égards, le dernier adjectif devant être pris dans le sens où l’on éprouve pour quelque chose « une attirance qui subjugue ». En soi, le programme est d’une absolue cohérence en ce qu’il contient un éventail des plus beaux cycles de lieder de Mahler. Mais ce qui intrigue, à juste titre, c’est la transcription pour orgue de la partie orchestrale.

L’Anglais David Briggs, concertiste et compositeur, est artiste en résidence à la Cathédrale St. John The Divine à New York, mais il se produit dans le monde entier. Soucieux de faire apprécier l’orgue par toutes les générations, il est aussi un brillant improvisateur et ne dédaigne pas de faire retentir sur l’instrument des thèmes suggérés par le public. Depuis quelques années, il s’est lancé dans la transcription de grandes partitions du répertoire symphonique : Schubert, Tchaïkowski, Bruckner, mais aussi Mahler (symphonies 2 à 6 et 8). Ici, il entre dans l’univers des lieder de ce dernier. Il explique dans le livret que l’instrument phénoménal qu’est le nouvel orgue de la Konstantin-Basilika de Trèves possède des qualités sonores qui égalent ou dépassent peut-être même celles d’un orchestre symphonique. Il est capable d’exprimer un éventail infini d’émotions d’une manière viscérale et merveilleusement expressive. Il faut savoir qu’au IVe siècle de notre ère, cet édifice fut la salle du trône de l’empereur Constantin. Il est aujourd’hui une église luthérienne, classée patrimoine mondial de l’Unesco. Entièrement brûlée en 1944, la basilique a été patiemment reconstruite dans les années 1950 avec une rigueur historique, selon la structure primitive, avec un plafond à caissons en bois. Le lieu est vaste et imposant : une seule nef de 33 mètres de haut, 27 de large et 67 de haut. Avec un orgue majestueux à forte résonance acoustique, construit par la société Hermann Eule Orgelbau de Bautzen et inauguré en novembre 2014. Un écho de sept secondes répond au grand orgue.  

L’enregistrement a été réalisé en deux étapes. En août 2016 pour les Rückert-Lieder, fin mai et début juin 2018 pour le reste du programme. Le baryton canadien-luxembourgeois David John Pike, qui est soliste d’opéra et concertiste, est le complice de cette aventure. Au départ, l’expérience a de quoi surprendre car elle sort de l’ordinaire. Mais David Briggs est un organiste subtil et soucieux de l’équilibre entre les registres, qu’il s’agisse de moments confidentiels où l’intimité est requise, de passages émotionnellement dramatiques ou de ceux qui réclament un espace sonore plus « symphonique ». Il utilise avec science l’écho qui nimbe l’édifice d’une atmosphère chaude et idéalement réverbérée, permettant ainsi à la voix de se poser avec douceur ou finesse sur les mots qui sont calibrés avec nuances et couleurs. Quant à David John Pike, il est confronté à un univers mahlérien aux références discographiques prestigieuses, mais le contexte particulier n’engendre pas un réel besoin de comparaison. Son chant est ample, il épouse les différents sentiments exprimés par la poésie et la musique, il n’est jamais supplanté par l’instrument qui se garde bien de le couvrir ou de le mettre en difficultés. Même le vibrato léger, occasionnel, ne dépare pas le discours. 

Dans les Lieder eines fahrenden Gesellen, la séduction est immédiate car l’ajustement entre la voix et l’orgue est plein de sensibilité. La mise en avant de Pike permet la parfaite compréhension du texte, David Briggs s’effaçant avec pudeur, comme il le fera dans les moments les plus poignants des Kindertotenlieder. Il apparaît que les partenaires ont bien défini leurs modalités d’approche et que le souci commun premier est de respecter l’univers mahlérien. On le sent de manière très claire dans l’Urlicht, qui a son poids de lumière, comme dans les Rückert-Lieder, marqués de cet engagement ressenti que Pike déploie au fil des pages. La prise de son, dosée avec soin, apporte la clarté nécessaire. Elle participe pleinement à la réussite acoustique ; toute la potentialité de ce grandiose instrument est mise en valeur.

Voilà une expérience singulière qui ne se laissera peut-être pas apprivoiser à la première audition car elle fait sortir l’auditeur de ses habitudes d’écoute. On aurait aimé que le livret détaille la préparation, la collaboration et la finition qui ont marqué les phases de ce projet. On s’incline toutefois devant la démarche, sincère, probe et en fin de compte séduisante. 

Son : 9   Livret : 7  Répertoire : 10   Interprétation : 8

Jean Lacroix

 

 

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