Sir Neville Marriner, serviteur émérite de la musique 

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Le 15 avril prochain, Sir Neville Marriner aurait eu 100 ans ! A cette occasion, Warner Classics réédite l’intégralité des enregistrements pour EMI, Virgin et Erato. Avec le temps, cette figure familière de la musique a tendance à être oubliée. Pourtant, le musicien anglais fut, un peu comme Karajan, un entrepreneur de la musique, imposant sa marque dans un monde de la musique classique porté par une frénésie d’enregistrements, en particulier quand il était au pupitre de son Academy of St.Martin-in-the-Fields avec laquelle il publia 300 disques.

Car tout comme Karajan, Sir Neville Marriner faisait partie des noms qui rentraient dans le domicile des mélomanes, émérites ou non. Que ce soit avec un enregistrements symphonique, concertant, vocal ou lyrique mais surtout, comme son confrère autrichien, avec des albums de courtes pièces orchestrales, pas moyen de faire sans ce chef qui laisse une discographie numériquement incroyable chez les firmes désormais du groupe Warner, mais aussi chez Decca, Philips, DGG, Capriccio, Sony Classical, RCA, Telarc ou Hanssler…  

Comme nous l’avons écrit, Sir Neville Marriner était un bâtisseur de musique. Violoniste de formation, il était autant à l’aise en musique de chambre comme par exemple au poste de second violon du Martin String Quartet, en duo avec le claveciniste Thurston Dart avec lequel il initia le Virtuose String Trio. Il fut également musicien d’orchestre au sein des orchestres londoniens dont le Philharmonia et le LSO comme chef d’attaque des seconds violons (1956-1969). Il peut ainsi jouer sous la direction des plus grands chefs dont Arturo Toscanini à l’occasion de ses concerts Brahms en 1952. Enfin, l’une de ses autres cordes était l’enseignement qu’il prodigua au Royal College of Music et, de cette expérience de professeur, le musicien garda une dévotion pour la jeunesse, se montrant particulièrement attentionné envers les jeunes solistes dont nombre d’entre eux lui doivent l'accompagnement de leurs premiers albums avec orchestre. 

En 1958, il est sollicité par quatre de ses collègues pour former un orchestre à cordes d’élites.  Neville Marriner et treize musiciens  fondent un ensemble avec pour ambition une pratique démocratique de la musique, loin de la tyrannie des imperators de la baguette. Les débuts sont modestes et les artistes se retrouvent à répéter dans un appartement. Le claveciniste John Churchill, chargé de la musique à l’église St Martin-in-the-Fields a l’idée d’y planifier des concerts et l’altiste Michael Bowie suggère la dénomination d’Academy. L’Academy of St Martin-in-the-Fields est ainsi née ! Une petite saison de concerts est planifiée et c’est un succès ! Dès 1961, c’est le premier enregistrement avec des œuvres de Corelli, Torelli, Locatelli, Albicastro et Haendel.   

Au début de l’aventure, Marriner dirige du violon avant de se lancer pleinement dans la direction d’orchestre. Il est même encouragé par Pierre Monteux, alors en poste auprès du LSO et avec lequel il avait suivi des cours à son école de direction de Hancock, dans le Maine, aux États-Unis. En 1969, Neville Marriner abandonne son poste au LSO et se consacre entièrement à la direction d’orchestre alors que l’orchestre s’étoffe et devient un véritable orchestre de chambre. C’est cette année qu’il entame sa collaboration avec EMI en compagnie du violoniste Josef Suk pour un album de petites pièces de Schubert, Mozart et Beethoven. 

L’Academy of St.Martin-in-the-Fields rencontre de plus en plus de succès mais Sir Neville Marriner n’est pas un homme à s'encroûter dans une routine ; en 1969, il traverse l’Atlantique et les USA pour fonder le Los Angeles Chamber Orchestra dont il assure la direction pendant 9 ans. De 1979 à 1986, il est le directeur musical du Minnesota Orchestra puis chef principal de l'Orchestre symphonique de la radio de Stuttgart de 1986 à 1989.

Bien évidemment, il reste attaché à son Academy of St.Martin-in-the-Fields, même si entre 1974 et 1980 c’est  Iona Brown qui en assure la direction. En 2011, il passe le flambeau à Joshua Bell tout en poursuivant une activité de chef invité à travers les continents. En 2014, il est même, à 90 ans, le plus vieux chef à diriger un concert des BBC Proms. 

Ce présent coffret Warner nous permet d’apprécier à nouveau les qualités du chef. Ce qui frappe d’abord c’est la variété du répertoire. Certes, il y a Bach, Haendel, Mozart, Rossini, mais aussi des raretés : des ouvertures de Cherubini, des œuvres de Michael Tippett, un Concerto grosso d’Ernest Bloch, des partitions de Wolf-Ferrari ou des concertos pour violoncelles de Vieuxtemps. L’accompagnement de concertos était l’une des immenses qualités du chef autant à l'aise avec des artistes établis comme Janet Baker, Rudolf Buchbinder, Barry Tuckwell, Josef Suk, Heinrich Schiff qu’avec des jeunes pousses : Christian Zacharias, David Pyatt,  Amanda Roocroft, Till Fellner, Dmitri Sitkovetsky… Point de hiérarchie des genres non plus avec un chef qui est aussi attentionné à accompagner des concertos de Mozart ou des arias de Bach qu’un album de concertos pour contrebasse avec Rodney Slatford ou saxophone avec John Harle. A une époque où tant de jeunes chefs rechignent à développer leur répertoire, cette humilité et cette dévotion devant toutes les formes de musique est aussi exemplaire que inspirante. 

  • Le répertoire baroque 

Bach et Haendel sont particulièrement représentés dans ce coffret avec un oratorio, des partitions chorales, des œuvres concertantes et orchestrales ou des albums vocaux. Le répertoire baroque était dans l’ADN même de Sir Neville Marriner et de son orchestre.  L'orchestre a ainsi joué un rôle fondamental dans la renaissance de la musique baroque avec des  interprétations dégraissées, fluides et altières du répertoire baroque. C’est  le chaînon entre une tradition massive et pesante issue de la première moitié du XXe siècle et les relectures des piliers de la première génération des “baroqueux” comme Nikolaus Harnoncourt, Gustav Leonhardt, Christopher Hogwood,...). Par ailleurs, Sir Neville Marriner est toujours resté fidèle aux instruments modernes, ne s’aventurant pas vers les instruments authentiques. Cependant l'épreuve du temps est un peu délicate pour ces albums. Que ce soit les Concertos brandebourgeois, les Suites pour orchestre de Bach ou les suites de la Water Music de Haendel, cela peine un peu à s’imposer aux sommets, même si cela mérite une oreille. De Bach, on garde des Concertos pour piano, très intéressants par Andrei Gavrilov aux claviers. Sir Nevill Marriner s'était fait une spécialité du Messie de Haendel, il reprend le chef d'oeuvre du compositeur dans sa version allemande Der Messiah enregistrée à Stuttgart avec le choeur et l’orchestre radio-symphonique de Stuttgart, une lecture de style et d’impact dramatique portée par des chanteurs de haut vol : Lucia Popp, Brigitte Fassbaender, Robert Gambill, Robert Holl. On oublie bien volontiers un album Charpentier avec un Te Deum et un Magnificat certes glorieux, accompagné par de grands chanteurs (Dawn Upshaw, Ann Murray, Ethna Robinson, John Aler, Kurt Moll).

  • Haydn et Mozart 

Le cœur qualitatif de ce coffret réside dans les enregistrements des œuvres de Haydn et de Mozart. C’est ici que l’approche du chef se fait particulièrement prenante sans jamais avoir pris la moindre ride. Musicien de quatuor et d’orchestre, Neville Marriner accordait une importance à l’écoute mutuelle et à la respiration qui se cumule ici avec une approche incisive, légère, énergique mais jamais brutale ou précipitée. Au final, les gravures de Haydn et de Mozart, on en arrive à penser que c’est exactement comme cela qu’il faut faire : vivifier mais sans brutaliser et alléger mais sans assécher. Les mouvements des messes, concertos et symphonies se déploient dans des tempi justes dont l’allant permet de faire respirer la musique, avec le tonus requis. De ce corpus classique, nous plaçons au sommet les Messes de Haydn enregistrées avec le chœur allemand de la radio MDR et le Staatskapelle de Dresde. Les timbres fruités de la phalange saxonne et la discipline du chœur allemand portent ces partitions aux sommets, sublimées par la direction alterne d’un architecte méticuleux qui combine sur le fond et la forme. Autres merveilles : la large sélection de symphonies de Mozart de la n°24 à la n°41. Ces partitions étaient le cœur même du répertoire du chef avec ses académiciens et ces gravures des années 1980-1990, superbement enregistrées, sont des leçons de style et de musicalité : un équilibre parfait qui séduit l’esprit tout en ménageant les sens. Du côté des concertos, le choix est large : Christian Zacharias et Rudolf Buchbinder sont aux claviers, la jeune Anne-Sophie Mutter est au violon,  Barry Tuckwell et David Pyat rivalisent de virtuosité au cor. Du côté solistes vocales, on retrouve la jeune Amanda Roocroft pour un magistral récital (qui additionne Cimarosa et Haydn à Mozart) et la trop sophistiquée Barbara Hendrix dans des airs sacrés. Quel que soit le soliste ou l’instrument, le chef parvient à imposer un écrin idéal qui accompagne et qui soutient toutes ces personnalités. Même les oeuvres mineures à l'image des Petits riens sont servies avec ce soin caractéristique.

  • Le vingtièmiste dévoué 

Si le musicien est plutôt assimilé aux répertoires baroques et classiques, il n’en était pas moins un praticien régulier de la musique du XXe siècle. Il donna ainsi les premières mondiales de la Sonata for Strings de William Walton et de la Sinfonia concertante de Peter Maxwell Davies. Ce coffret comporte également des gravures majeures du Stravinsky chambriste avec le Los Angeles Chamber Orchestra : Pulcinella (version complète), les Suites n°1 et n°2, Dumbarton Oaks, le Concerto en ré pour orchestre à cordes et les Danses concertantes. Des lectures savoureuses et vivifiantes galvanisées par le soleil de Californie.

La musique anglaise du XXe siècle est bien évidemment présente avec, en tête de pont, Britten que le chef défend autant en mode orchestre de chambre (magistral album vocal avec les Illuminations et la Sérénade pour ténor, cor et orchestre) qu’en grand orchestre : les pétaradantes Variations sur un thème de Purcell et les Interludes marins de Peter Grimes avec l’orchestre du Minnesota. 

De Michael Tippett, autre figure majeure de la musique britannique, Neville Marriner défend avec brio le Divertimento on “Sellinger’s Round”, la petite musique pour orchestre à cordes ou le Double concerto pour orchestre à cordes. De William Walton, le chef propose le tube Façade ainsi que Henry V - Two pieces for strings.  

Par son approche méticuleuse et le brio de ses musiciens, Neville Marriner pouvait transcender les néo-classicismes en leur apportant une énergie tant vaillante que savoureuse, leur évitant la raideur et l’ennui. Il galvanise ainsi la Petite symphonie concertante de Frank Martin ou le Concerto Grosso n°1 d’Ernest Bloch. Coloriste brillant, il sait cerner les équilibres et les couleurs des œuvres de Respighi : Gli Uccelli et Trittico botticelliano. 

Le chef aimait s’aventurer dans des répertoires pour lesquels il n’était pas le plus attendu : Copland avec l’orchestre du Minnesota ou de Falla avec son Académie, des gravures pas sans intérêt mais dépassées par la concurrence.

  • Chemins de traverses 

Outre ces 3 axes précédemment évoqués, il faut citer la magistrale gravure de la Symphonie en Ut de Bizet couplée aux Suites n°1 et n°2 de l’Arlésienne, des interprétations dégraissées et stylées qui replacent le génie de Bizet dans le classicisme fruité. Ne perdons pas de vue une étonnante compilation des grandes ouvertures de Von Suppé qui claquent comme un fouet, là où d’autres épaississent le trait. Pour le plaisir, il faut écouter l’album d’arrangements orchestraux des grands airs d’opéra de Verdi et Puccini : marginal certes mais très bien fait. Enfin, comme nous l’avions dit en introduction, Sir Neville Marriner s’était fait une spécialité des albums avec des petites pièces et des tubes : The Academy in Concert, The Academy by Request, Favourite Orchestral Pieces, The Sound of the Academy. Tous sont portés par une justesse de ton qui n’exagère jamais le trait. 

Dès lors, le coffret, qui reprend les couvertures originales, est très intéressant et il permet de cerner, dans sa globalité, l’art du chef. 

Note globale : 9

A écouter :

Sir Neville Marriner. The Complete Warner Classics Recordings. 1970-2000. Livret en : anglais, allemand et français. 1 coffret de 80 CD Warner Classics 5 054197 762765

Crédits photographiques : Reg Wilson

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