Maria Callas aurait cent ans 

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En décembre prochain, sera commémoré le centenaire de Maria Callas, car elle est née à New York le 2 ou le 3 décembre 1923 alors que Warner Classics publie un coffret anniversaire. Sa carrière en dents de scie a duré dix-huit ans, a connu son apogée entre 1950 et 1958 puis s’est prolongée par intermittences jusqu’en juillet 1965. La tentative de revenir en scène par une série de récitals en duo avec Giuseppe Di Stefano entre octobre 1973 et octobre 1975 s’est soldée par un succès public délirant mais, en fait, par un échec artistique retentissant. Deux ans plus tard, victime d’une crise cardiaque, elle s’éteindra le 16 septembre 1977 dans son appartement parisien.

Néanmoins, quarante-cinq ans après sa disparition, le mythe demeure intact. Pour le grand public, Maria Callas est ‘la’ voix, à l’instar d’un Karajan concrétisant l’image du chef d’orchestre ou Glenn Gould, celle du pianiste. 

Les innombrables photographies de ses rôles à la scène et les trop brèves captations en vidéo témoignent de son génie théâtral. Qui l’écoute est d’abord surpris par ce timbre sombre si particulier qui n’a rien d’agréable, car il laisse affleurer la superposition des registres que, par un travail acharné, l’artiste s’emploiera à unifier. Par contre, la qualité exceptionnelle de la diction contribue à mettre en exergue l’expression du texte. La vaste palette de coloris permet à la voix de traduire le changement de situation. Prenons pour exemple au finale de La Sonnambula de Bellini, le moment où Amina s’éveille après avoir négocié les mélismes du « Ah ! non credea mirarti » en un chant immaculé comme en un rêve. Elvino s’approche d’elle et lui repasse l’anneau au doigt. Aussitôt, Maria Callas modifie la couleur du son pour montrer qu’elle s’éveille en déclarant « A me t’appressi ? Oh gioia ! L’anello mio mi rechi ? » (Tu t’approches de moi ? Quelle joie ! Tu me rends mon anneau ?). Dans un registre plus dramatique, elle est la première à donner aux passaggi de coloratura les plus invraisemblables leur valeur expressive. L’exhumation de l’Armida de Rossini au Mai Musical Florentin de 1952 en donne la preuve : à l’acte III, les volatine ascendantes sur « Barbara tigre ircana » sont de véritables tratti di furore sur deux octaves culminant sur la cadenza échevelée suggérant le mot « crudeltà ». Donc Maria Callas possède ce génie si particulier de faire exister ses personnages par des moyens purement vocaux. Et, assurément, ce procédé tient davantage de l’intuition que d’une démarche intellectuelle. 

Pour parvenir à ce résultat, quel parcours atypique fut le sien ! Née à New York à une date imprécise puisque sa mère, Evangelia Kalogeropoulou, a omis de l’inscrire immédiatement au registre des naissances, Maria prend part dès l’âge de onze ans, à nombre de ‘crochets’ radiophoniques car on lui a découvert une voix. Arrivée à Athènes en compagnie de sa mère et de sa sœur en mars 1937, elle est inscrite au Conservatoire National et, à près de quinze ans, elle paraît en scène en octobre 1938 avec… Santuzza de Cavalleria rusticana. Un an plus tard, avec la grande scène de Rezia dans l’Oberon de Weber et la Habanera de Carmen, elle auditionne devant Elvira de Hidalgo qui la prend pour élève en lui faisant interpréter Schubert, Brahms, Bach ou Mozart et en lui faisant découvrir le belcanto romantique des Rossini, Bellini et Donizetti. Mais au Théâtre National d’Athènes, elle est confrontée à un tout autre répertoire car, entre 1942 et 1945, elle ébauche Tosca à 18 ans, Martha de Tiefland et même Leonore de Fidelio en août 1944 (alors qu’elle va avoir 21 ans !). Revenant aux Etats-Unis auprès de son père, elle refuse une proposition inadéquate d’engagement au Met, tout en étudiant pour Chicago une Turandot qui, malheureusement, sera annulée. 

Recommandée au directeur artistique des Arènes de Vérone, l’ex-ténor Giovanni Zenatello, par la basse Nicola Rossi Lemeni qui devait prendre part à cette Turandot, Maria débarque en Italie et débute donc à Vérone le 2 août 1947 dans le rôle-titre de La Gioconda que dirige Tullio Serafin. Le succès d’estime remporté par les cinq représentations ne débouche sur aucun engagement immédiat mais lui fait rencontrer Giambattista Meneghini, un industriel d’une cinquantaine d’années qui s’éprend d’elle et qui finira par l’épouser, tandis que le maestro la fait engager par la Fenice de Venise où, à la fin décembre 1947, est présenté en italien Tristan und Isolde. A cette grande voix que Serafin juge « pas belle, quoiqu’on pourrait en faire quelque chose », les scènes de la péninsule vont donner en pâture les rôles lourds tels que Turandot, Aida, Abigaille de Nabucco et les personnages wagnériens comme Isolde, Brünnhilde de Die Walküre et Kundry de Parsifal.

Mais à Florence, Francesco Siciliani, surintendant du Teatro Comunale, conscient que Maria peut chanter Bellini ou Donizetti, lui confie pour la première fois le rôle des rôles, Norma, le 30 novembre 1948. En dépit de tout ce qui a été écrit à ce propos, il n’est donc guère surprenant que, deux mois plus tard à Venise, Maria ait pu ébaucher l’Elvira d’I Puritani ; l’invraisemblable tient au fait qu’elle l’incarne en alternance avec Brünnhilde, ce qui montre les ressources presque illimitées de cette voix. Cependant, dès la fin 1950, elle écarte de son répertoire Turandot et les Wagner, tout en conservant des personnages traditionnels comme Aida et Tosca. Elle y incorpore de nouveaux rôles verdiens comme Leonora d’Il Trovatore, Violetta et Gilda, tout en redonnant vie à des caractères trempés comme Elena des Vêpres Siciliennes à Florence et Lady Macbeth ou Elisabeth de Valois de Don Carlos à la Scala. En octobre 1950, le Teatro Eliseo de Rome lui propose un personnage comique, Fiorilla dans Il Turco in Italia de Rossini, qui aura pour pendant Rosina du Barbiere di Siviglia, six ans plus tard. En marge dans sa carrière, s’inscrivent les exhumations classiques de l’Orfeo ed Euridice de Haydn à Florence et une surprenante Konstanze lors de la création italienne ( ! ) de Die Entführung aus dem Serail à Milan, ainsi que les incursions sans lendemain dans le vérisme de Giordano (Andrea Chénier et Fedora à la Scala). En Norma, Maria Callas trouve son rôle de prédilection qu’elle peaufinera au fil des quelque nonante représentations qu’elle donnera un peu partout jusqu’à la fin de sa carrière. Dans son sillage, se greffent l’Armida de Rossini et une Lucia di Lammermoor à laquelle elle sait donner une épaisseur dramatique dont l’avaient privée les soprani ‘à cocottes’ de l’époque précédente. Sans réel modèle, elle réinvente le belcanto romantique en anoblissant par l’intelligence musicale des rôles théâtralement insignifiants et en allégeant l’émission afin d’élaborer une véritable ligne de chant.

A côté de ce répertoire belcantiste, Maria Callas se laisse griser par l’esthétique néo-classique qui en est l’antithèse en abordant des rôles périlleux où les brusques sauts de tessiture vont à l’encontre du legato reliant les divers registres. Medea de Cherubini en est le parfait exemple car le declamato suscite des cassures de ligne afin d’accroître la tension dramatique. Elle y trouve assurément le personnage le plus proche d’elle-même qui, comme Norma, évoluera au fil des années en passant de l’image surhumaine de la magicienne poussant la vengeance jusqu’à assassiner ses enfants à celle de la femme blessée que rien ne retient plus sur terre. Et ce personnage ébauché au Mai Musical Florentin de 1953 reviendra sporadiquement à l’affiche à Milan, Venise et Rome avant de s’imposer à Dallas, Londres et Epidaure jusqu’à une ultime reprise à la Scala le 3 juin 1962. Sur la scène milanaise, elle exhume aussi La Vestale de Spontini, s’inscrivant dans la même lignée que les deux ouvrages de Gluck qu’elle y présente, Alceste et Iphigénie en Tauride.

Mais à partir des représentations d’Alceste d’avril 1954, Maria change de look parce que son physique ingrat la fait souffrir, elle perd trente kilos et, de protagoniste gauche et empruntée, elle passe au statut d’actrice crédible. D’aucuns qui l’ont entendue en scène depuis le début des années cinquante prétendent qu’elle y a laissé la moitié de sa voix. Toutefois, à l’encontre de cette affirmation, il faut bien relever qu’à partir de décembre 1954 jusqu’à la fin août 1957, la carrière de Maria Callas atteint son apogée, tant vocalement que scéniquement. Cette période est marquée notamment par la collaboration avec Luchino Visconti à la Scala. Dès La Vestale d’ouverture de saison 1954-1955 qui constitue sa première mise en scène d’opéra, un premier sommet est atteint avec la production de La Sonnambula de mars 1955 où Maria se pare de l’évanescence de la ballerine romantique incarnée autrefois par la mythique Marie Taglioni. Puis à la fin mai, aura lieu la fameuse Traviata autant admirée que contestée pour son naturalisme fin XIXe qui rapproche Violetta d’Eleonora Duse. Deux ans plus tard, la collaboration se poursuivra avec une exhumation belcantiste, Anna Bolena, qui sera le point de départ de la ‘Donizetti Renaissance’, puis avec l’un des chefs d’œuvre de Gluck, Iphigénie en Tauride, dont les décors et les costumes sont inspirés par les fresques de Giambattista Tiepolo.

Parallèlement, Maria connaît un véritable triomphe dans la production milanaise de Lucia di Lammermoor dirigée par Herbert von Karajan qui est présentée ensuite à Berlin et à Vienne, tandis que La Sonnambula est applaudie à Cologne et à Edimbourg. Pour deux saisons, elle recueille de grands succès au Lyric Opera de Chicago, même si sa Butterfly la transforme en furie lorsque son ex-agent américain exige rétroactivement le 10% de ses cachets depuis… 1947. Mais dès novembre 1956, la voix montre des signes de fatigue lors de la première saison au Met, assez mal reçue par la presse, puis lors de l’ouverture de la Scala du 7 décembre 1957 avec Un Ballo in Maschera. Et la Norma du 2 janvier 1958 à l’Opéra de Rome, abandonnée après le premier tableau pour raison de grippe, provoque la chute de l’idole par un scandale retentissant qui aura même des répercussions au niveau international.

De ce tragique événement, Maria ne se remettra jamais. Alors que les théâtres italiens lui ferment les portes, la Scala est l’unique scène qui lui concède les reprises d’Anna Bolena et une nouvelle production d’Il Pirata de Bellini où elle est en méforme. Néanmoins, Covent Garden applaudit sa Traviata, Dallas, sa Medea, avant que Paris ne la découvre au Palais Garnier lors du Gala de la Légion d’Honneur du 19 décembre 1958.

Sa vie sentimentale est bouleversée par la rencontre d’Aristote Onassis, leur liaison qui durera neuf ans et la séparation officielle d’avec son époux, Giambattista Meneghini. 

 La voix est le miroir de ces profonds bouleversements en un timbre qui s’effiloche. Mais, à ce moment-là, l’artiste opte pour la nouvelle formule que lui offre le concert avec orchestre qui l’accompagnera durant cinq ans. Les représentations scéniques vont s’amenuisant avec une seconde Medea à Dallas, une Norma à Epidaure, tandis qu’à la Scala, elle ouvre une dernière fois la saison 1960-1961 avec l’exhumation de Poliuto de Donizetti et une ultime Medea affichée en décembre 1961 et en mai 1962. Toutefois, Franco Zeffirelli réussit à la convaincre de revenir régulièrement à la scène entre janvier 1964 et mai 1965 en montant à son intention une production de Tosca à Covent Garden et une Norma à l’Opéra de Paris. Les soirées triomphales alternent avec celles où la voix se dérobe, trouvant une conclusion avec une ultime Tosca londonienne le 5 juillet 1965.

Et puis c’est… le grand silence, interrompu par quelques séances d’enregistrement à Paris et à Londres, le tournage du film de Pasolini, Medea, qui aboutira à un échec, une série de master classes à la Juilliard School de New York, sa première mise en scène peu réussie des Vêpres Siciliennes au Regio de Turin. La tournée de récitals avec Giuseppe Di Stefano laisse apparaître l’état pitoyable de ces deux timbres qu’un orchestre aurait enveloppé, alors que l’accompagnement d’un piano en laisse voir la trame. Jusqu’en avril 1976, Maria travaillera secrètement au Théâtre des Champs-Elysées avec Jeffrey Tate au piano. Succombant à une crise cardiaque, elle s’éteindra le 16 septembre 1977 en son domicile parisien de l’avenue Georges Mandel.

Aujourd’hui, le nom de Maria Callas est encore sur toutes les lèvres. Les connaisseurs ne tarissent pas d’éloges sur son génie musical qui lui permet de donner à n’importe quel texte son expression théâtrale et à n’importe quelle partition sa grandeur intrinsèque. Mais pourquoi a-t-elle toujours autant d’impact sur le grand public ? Faut-il en chercher la raison dans les photographies retraçant sa carrière et sa vie de femme ou dans l’intensité dramatique qu’elle prête à ses personnages ? Le mystère est total…

Paul-André Demierre

A écouter :

La Divina - Maria Callas in all her Roles, Enregistrements studio et live.  Maria Callas, Antonino Votto, Tullio Serafin, Georges Prêtre, Herbert von Karajan, Victor de Sabata, Alceo Galliera, Gianandrea Gavazzeni, Vittorio Gui, Nicola Rescigno, Leonard Bernstein, Nino Sanzogno, Carlo Felic Cillario, Franco Ghione, Erich Kleiber…Enregistré entre 1646 et 1969.  131 CDs, 3 Blu-ray Discs, 1 DVD Warner Classics 5419 747395

Crédits photographiques : Erio Piccagliani © Teatro alla Scala

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