Marina Staneva et le lyrisme suggestif de Federico Mompou

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Federico Mompou (1893-1987) : Paisajes ; Variations sur un thème de Chopin ; Cançons i danses. Marina Staneva, piano. 2023. Notice en anglais, en allemand et en français. 82’21’’. Chandos CHAN 20276.

L’art pianistique de Federico Mompou, originaire de Barcelone, se définit en termes d’intimité, de concision, de délicatesse de toucher, d’austérité parfois, sinon d’ascèse, le tout nimbé d’un lyrisme sensible, noble et teinté de mystère. L’intérêt que lui portent les interprètes, notamment à ses quatre cahiers emblématiques de Música Callada, servis à diverses reprises ces deux dernières décennies (Perianes, Heisser, Masó, Volodos, Aracama, Hough, Schleiermacher, Grigoryan, Malengreau), montre à suffisance que ce langage dépouillé trouve une vraie résonance. Le compositeur a lui-même gravé une intégrale de ses œuvres en 1974, rassemblée en un coffret chez Brilliant ; c’est une référence incontournable.

Après un premier album pour Chandos intitulé Slavic Roots, qui s’attachait à ses compatriotes Vladigerov et Tabakova, la jeune pianiste bulgare Marina Staneva s’intéresse au créateur catalan. Formée à l’Académie nationale de Musique de Sofia, puis à Londres, à la Guildhall School of Music and Drama, elle a notamment étudié avec Alisdair Hogarth, qu’elle considère comme son mentor. C’est ce dernier qui lui a fait découvrir Mompou, en 2020, à travers les Variations sur un thème de Chopin, comme elle l’explique dans une note : J’ai plongé dans un univers totalement nouveau de mystère et de merveille par le biais d’une écriture pianistique pleine d’imagination.

C’est à un panorama enthousiaste qu’invite Marina Staneva. Les Paisajes (1942, 1947 et 1960) entraînent l’auditeur dans un univers que Stephen Hough, auteur d’une superbe version en 1997 (Hyperion), a qualifié de visionnaire et distillé, comme le rappelle Nigel Simone, l’auteur de la notice. Les trois pièces, chacune d’une durée d’un peu plus de quatre minutes, esquissent de façon sensible La Fontaine et la Cloche, avec ses accords cristallins, puis Le Lac qui salue le splendide parc de Montjuic à Barcelone et son côté paisible. La troisième pièce, évocatrice et descriptive, Les Chariots de Galice, rappelle une visite faite par Mompou à un ami musicologue, au cours de laquelle le bruit des roues sur le sol aride complétait un décor bucolique, que le compositeur illustre de façon suggestive. Marina Staneva se montre ici racée et capable de ne pas ajouter de la sentimentalité ou de l’émotion gratuite à une musique qui se suffit à elle-même.

C’est l’inspiration du bref Prélude op. 28 n° 7 en la majeur de Chopin, dont Mompou admirait le lyrisme frémissant, qui a poussé le Catalan à écrire sa série de douze Variations sur ce thème, envisagées dès 1938, sous la forme non aboutie d’un projet pour violoncelle et piano, mais achevées près de vingt ans plus tard, en 1957. Ces feuillets pianistiques de courte durée (de moins d’une minute pour les trois premières à moins de quatre minutes pour l’ultime) tracent un itinéraire à l’expressivité maîtrisée, traversée par des accents subtils. La liberté d’écriture se manifeste tout autant dans des moments d’incantation que dans des autocitations, dans des passages pleins de ferveur ou de détachement proche de l’humour. Le tout s’achève par un vibrant Galop, qui reprend le thème de Chopin avec une virtuosité chantante. Marina Staneva voit dans cette série de variations un mariage parfait entre le jazz et la musique classique. Elle aborde le tout de façon dynamique, mais aussi décontractée, et riche en harmonies souples et convaincantes.

Place ensuite aux douze Cançons i danses, dont la production s’étale sur quatre décennies de la vie de Mompou, entre 1921 et 1962, les deux tiers des morceaux ayant été composés après 1942. Si le schéma est chaque fois le même (une chanson lente suivie d’une danse), la diversité règne tout au long de ce parcours aux atmosphères folkloriques, qui s’inspire d’un recueil de Tonadas de caractère populaire, paru dans les années 1920. On y retrouve l’admiration pour Chopin et ses mazurkas, des thèmes rythmés ou mélancoliques, des mélodies catalanes bien connues de ses compatriotes, des chansons traditionnelles, un hommage à Arthur Rubinstein (n° 6), sobre dans l’émotion, une inspiration issue des Cantigas du treizième siècle du roi Alphonse X (n° 10) ou une autre dédicace, à Rafael Puyana (le n° 11). Mompou fuit le pittoresque facile pour faire le choix de la couleur simple, qui peut se révéler dépouillée, détendue, joyeuse ou exubérante. Un ensemble gorgé de sève, que la pianiste bulgare développe avec cœur et une fougue bienvenue. C’est rendre justice à ce recueil, témoignage chez Mompou d’une évolution temporelle qui respire toujours ce que l’interprète a bien assimilé du compositeur, à savoir son objectif, rappelé dans la notice, de nous rapprocher d’une nouvelle chaleur dans la vie, et l’expression du cœur humain, toujours la même et toujours nouvelle. Pour rappel, les Cançons i danses ont été incorporées ces dernières années à des programmes Mompou par Olena Kushpler (Capriccio, 2012), Alessandro Deljavan (Piano Classics, 2016) ou Luis Fernando Pérez (Mirare, 2017) ; ce dernier y ajoutait aussi les Paisajes

Marina Staneva a enregistré son album au cours des deux premiers jours d’avril dernier, au Potton Hall de Dunwich, dans le Suffolk, un cadre nanti d’une riche sonorité, grâce à laquelle elle fait passer son message investi. Après son premier album pour Chandos autour de la Bulgarie, elle a basculé dans un autre univers et réussit le pari de proposer cette séduisante deuxième carte de visite. Nous en attendons d’autres, avec intérêt.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 8,5

Jean Lacroix         

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