Max Reger et Gustav Mahler, un couplage d’états d’âme

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Max Reger (1873-1916) : An die Hoffnung, op. 124 pour mezzo-soprano et orchestre ; Der Einsiedler, op. 144a pour baryton, chœur et orchestre ; Requiem op. 144b pour mezzo-soprano, chœur et orchestre. Gustav Mahler (1860-1911) : Lieder eines fahrenden Gesellen pour baryton et orchestre ; Rückert-Lieder pour mezzo-soprano et orchestre. Anke Vondung, mezzo-soprano ; Tobias Berndt, baryton ; Chorus Musicus Köln ; Das Neue Orchester, direction Christoph Spering. 2022. Notice en allemand et en anglais. 78’ 36’’. Capriccio C5512. 

Un rapprochement des univers des mélodies de Max Reger et de Gustav Mahler avait été tenté, de façon presque similaire, en 2019, chez Solo Musica (notre article du 3 janvier 2020). C’était alors Christophe Prégardien, avec le Kammerorchester Basel dirigé par Winfried Toll, qui proposait les deux volets de l’opus 144 du premier nommé, Der Einsiedler et le Requiem, couplés aux Rückert Lieder. Le Psaume 123 de Zemlinsky y était joint. Cette fois, le Bavarois et l’Autrichien sont seuls à l’affiche, tous deux bénéficiant d’une partition complémentaire qui offre un programme cohérent, que l’on pourrait qualifier de façon lapidaire de « moments d’états d’âme ».

Si une existence en fin de compte trop brève, abrégée par des problèmes cardiaques qui les emporteront, est une caractéristique commune à ces deux créateurs, il y a aussi, chez chacun d’eux, la présence d’un lyrisme de qualité, et la mise en lumière de textes de grande valeur littéraire. Reger ouvre le programme avec les dix minutes poignantes de An die Hoffnung de 1912, qui emprunte cinq strophes à un Nachtgesäng de 1804 de Friedrich Hölderlin (1770-1843). Il y est question, au-delà du contexte de la nuit, d’un questionnement douloureux sur l’existence par le poète, qui sera interné deux ans plus tard. L’espoir n’est pas abandonné pour autant, comme l’indique le titre de cet opus 124 de Reger, tout en révélant la prémonition d’un avenir voué à être court. Le compositeur sera bientôt victime de surmenage et contraint de quitter ses fonctions de chef d’orchestre à Meiningen en 1914. Ici, après une ample introduction orchestrale (avec un parfum wagnérien), le souhait est émis de ne pas laisser au bord de la route celui qui souffre. Après l’appel Wo bist du ? répété trois fois par la mezzo, le texte précise : wenig lebt’ ich. Brièveté de la vie, insuffisance de temps accordé et, déjà, présence d’un soir qui exhale un air froid. La conscience de ne pouvoir obtenir la promesse d’un bonheur mortel n’empêche pas de le souhaiter.

Les deux pages de l’opus 144, publiées toutes deux en 1916, et dont Reger, disparu en mai de cette année-là, n’entendra pas la création, unissent le chœur à une voix soliste. Der Einsiedler (« Le Reclus ») utilise le poème éponyme de Joseph von Eichendorff (1788-1857) que Schumann avait déjà mis en musique dans le troisième de ses Drei Gesänge opus 83. L’âme sereine ou résignée englobe dans une même sensation douce la nature et l’univers. Mais le titre même, qui signifie le retrait du monde, sonne comme un glas prémonitoire pour le Requiem, aux accents brahmsiens, qui emprunte, lui, à Friedrich Hebbel (1813-1883). En pleine guerre meurtrière, Reger se penche sur les combats qui frappent aveuglément et se souvient de ceux qui sont déjà dans l’autre monde. Les accents déchirants qui font alterner la soliste et le chœur, et l’incantation répétée, lancinante et quasi désespérée par la mezzo de ne pas oublier la mort, est une véritable et bouleversante descente de Reger vers son propre destin qui lui tend les bras à si brève échéance. 

Les deux solistes vocaux, Anke Vondung (°1972) et Tobias Berndt (°1979), ont en commun d’avoir suivi à Mannheim l’enseignement de Rudolf Pernay (°1947), qui a aussi compté parmi ses élèves Bryn Terfel ou Michael Volle. La mezzo se charge de An die Hoffnung et du Requiem avec des accents déchirants et une intensité appropriée à l’émotion et aux douleurs énoncées. Der Einsiedler est pour le baryton, qui confère à la solitude une profondeur proche de la prière. Ces deux parties de l’opus 144 sont magnifiées, dans un geste éloquent, par le Chorus Musicus Köln et par Das Neue Orchester, fondés respectivement en 1985 et en 1988 par Christoph Spering (°1959) ; ce chef allemand a construit un répertoire de qualité, notamment pour les partitions du XIXe siècle, auxquelles il a appliqué avec bonheur les concepts de la pratique historiquement informée. 

Deux cycles de Mahler complètent l’affiche. Ils prolongent bien le projet de cet album Capriccio, centré sur les états d’âme. Les Lieder eines fahrenden Gesellen de 1883/84, orchestrés en 1896, sont nourris par la mélancolie, la passion, voire le désespoir dans la ligne de l’abandon (ici suite à une expérience amoureuse déçue), mais aussi par un certain apaisement. La souffrance et des allusions à la nuit, au sein de laquelle planent les incertitudes, sont bien présentes. Le baryton Tobias Berndt en livre une version expressive d’une belle clarté. Quant aux Rückert-Lieder de 1901, Anke Vondung les traduit avec une tristesse palpable, mais aussi avec tendresse et effusion intime. La confrontation au destin rejoint de façon aiguë la réflexion solitaire et angoissée de Reger dans Um Mitternacht, ici placé en troisième position dans le cycle, et encore plus dans Ich bin der Welt abhanden gekommen, où la cantatrice nous émeut beaucoup lorsqu’elle déclare qu’elle est « perdue pour le monde ». La cohérence du programme est ainsi affirmée. Christoph Spering mène avec pudeur et retenue son Neue Orchester auquel il insuffle les couleurs nécessaires tout au long de cet éventail lyrique douloureux. 

Son : 8  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

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