Le Bach rhéteur et inassouvible de Christian Zacharias

par

Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Partita no 3 en la mineur BWV 827. Suites Françaises no 2 en ut mineur BWV 813, no 3 en si mineur BWV 814, no 5 sol majeur BWV 816. Christian Zacharias, piano. Livret en anglais, français, allemand. Juin 2021. TT 68’52. MDG 940 2280-6

Après un disque de sonates de Haydn salué en nos colonnes en mai dernier, et alors qu’il semble ne plus devoir se produire en récital soliste, Christian Zacharias revient à un autre compositeur qu’il a fort peu enregistré au cours de sa carrière. Qui se souvient de son CD de Préludes du Wohltempiertes Klavier gravé voilà un quart de siècle pour Emi ? En sus de l’académique présentation des œuvres dans la notice, on aurait aimé que le pianiste y explicitât son choix du programme. En l’occurrence des séries de danses stylisées, aux règles strictes : la troisième des six Partitas, trois des six Suites Françaises.

L’artiste reste fidèle au Steinway de concert « Manfred Bürki » daté de 1901, hautain et opulent dans son milieu de clavier aux couleurs de bronze. Superbement restitué par les micros, réussissant le dosage idéal entre flagrance et réverbération. Deux impressions dominent l’écoute de la Partita et, oserait-on dire, se contrarient : celle d’une rare ampleur de vision, d’une puissance quasi orchestrale, en butte à une ornementation, un tactus qui rendent l’articulation parfois inévidente, d’autant que l’agogique privilégie la progression au chant, quels que soient le tempo ou le rythme de base. On en prend conscience dans les Fantasia, Corrente, Burlesca. S’en dégage du moins une singulière urgence, qui triomphe dans la Gigue.

Cette tension entre aspiration à des formes pures et des phrases pressées d’éclore s’éprouve encore dans la Suite en sol majeur, dont l’Allemande cultive une sorte d’élégance réfractaire, typique de l’esthétique en jeu dans cet album. Au meilleur, on salue le galbe idéalement gainé que Christian Zacharias imprime à la Sarabande : celui d’une intelligence de la parole et non de la vanité belcantiste. Car on dirait que le pianiste entend faire sens, jusque dans Gavotte et Bourée aux inflexions très travaillées, où les levées sont celles d’un orateur qui veut intriguer. Même la Gigue, d’une vertu ascensionnelle presque impondérable sous ces doigts, transcende l’insatiable jeu de jambes pour mieux discourir. Et soigner les timbres, jusqu’à l’extinction finale, délicieusement marbrée.

On retrouve les mêmes propensions rhétoriques dans la Suite en si mineur, avec les mêmes contorsions (Allemande, un brin controuvée elle-aussi), les mêmes agilités (Menuet) et toujours un génie d’argumentation (quelle pénétrante Anglaise !) qui opère moins par géométrie que par finesse. Peut-être en vertu d’un texte moins chargé, voire moins exigeant, d’une expression plus dépouillée : la Suite en ut mineur décante les capacités de stylisation les plus constamment convaincantes de cette anthologie. La sage gravité de l’Allemande suscite un délicat lyrisme, aux intonations toutes vocales. Dans le même BWV 813, on admirera la sobriété du Menuet, non postulée mais conquise entre l’amertume et sa conjuration, semblant avouer, comme le syllogisme d’Emil Cioran, « né avec une âme habituelle, j'en ai demandé une autre à la musique : ce fut le début de malheurs inespérés ». Au terme de cette heure magistrale, où Christian Zacharias affirme mais surtout questionne, on en conclurait que les irrépressibles troubles de surface traduisent les inévitables aspérités de sa profondeur.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 10 – Interprétation : 9,5

Christophe Steyne

Chronique rédigée sur base de l'édition SACD.

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