Médée de Marc-Antoine Charpentier : le tragique lyrique après Lully

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Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) : Médée, tragédie en musique en un prologue et cinq actes. Véronique Gens (Médée), Cyrille Dubois (Jason), Judith van Wanroij (Créuse), Thomas Dolié (Créon), David Witczak (Oronte), Hélène Carpentier (La Victoire, Nérine, l’Amour) ; Le Concert Spirituel, direction Hervé Niquet. 2023. Notice et synopsis en français, en anglais et en allemand. Livret complet avec traduction anglaise. 170’ 43’’. Un coffret de trois CD Alpha 1020.

Après la disparition, dans les circonstances que l’on connaît, de Jean-Baptiste Lully en 1687, des compositeurs du temps se sont penchés sur la tragédie lyrique pour lui donner un nouvel élan à l’Académie royale de musique du Roi-Soleil. Dans la notice, Benoît Dratwicki, directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles, avance le nom de Pascal Collasse -ou Colasse- (1649-1709), principal collaborateur du défunt, applaudi pour son Thétis et Pélée de 1689. Mais aussi ceux de Henri Desmarest et Marin Marais, âgé respectivement de 32 et 37 ans. Marc-Antoine Charpentier, qui s’est illustré surtout dans la musique religieuse, a déjà, de son côté, atteint la cinquantaine. En 1693, il signe sa seule tragédie lyrique, Médée, qui est créée le 4 décembre sous la direction de Pascal Collasse. Malgré la venue de Louis XIV et de membres de la famille royale, l’œuvre n’est pas appréciée et ne reste à l’affiche que peu de jours. Malgré une reprise, elle va sombrer dans l’oubli pendant près de trois siècles. Jean-Claude Malgoire, puis Michel Corboz, William Christie, Emmanuelle Haïm ou Leonardo García Alarcón vont la faire revivre, Christie en laissant même deux enregistrements avec Les Arts florissants, les seuls jusqu’à aujourd’hui, l’un pour Harmonia Mundi avec Jill Feldman (1984), l’autre pour Erato (1994), avec la trop tôt disparue Lorraine Hunt. La présente version, enregistrée en mars 2023 à la Cité de la Musique et de la Danse de Soissons, vient compléter une trop courte discographie. Cette troisième intégrale en studio est une vraie réussite. Hervé Niquet, qui avait déjà servi Médée sur scène à Toronto, puis à Versailles il y a une vingtaine d’années, en est le maître d’œuvre. 

La trame mythologique est bien connue. Jalouse de Jason, qui s’est épris de Créuse, fille de Créon, roi de Corinthe, Médée va se venger de la façon la plus atroce : elle fait périr sa rivale en empoisonnant la robe qu’elle va porter, et elle tue ses deux enfants, laissant Jason désespéré. L’excellent livret, dont on soulignera l’importance accordée aux mots par son auteur (l’insertion du texte complet permet de le lire à tête reposée et de l’apprécier pour la qualité de ses vers) a été confié à Thomas Corneille (1625-1706), frère (largement) cadet de l’auteur du Cid ; Pierre Corneille avait lui-même écrit une Médée, qui date de 1635. À la tête d’une bibliographie qui compte une quarantaine de titres, Thomas Corneille est demeuré pour la postérité dans l’ombre de son frère, auquel il succédera à l’Académie française en 1685 ; sa bibliographie est riche d’une quarantaine de titres variés, dont deux livrets pour les opéras Psyché (1678) et Bellérophon (1679) de Lully. 

Pourquoi Médée a-t-elle été un échec à la fin du XVIIe siècle ? On reprocha à la partition son aspect sombre, de s’éloigner un peu trop du modèle lullyste et français et d’être trop imprégnée d’italianisme. Dans la biographie qu’elle a consacré à Charpentier (Fayard, 2004), Catherine Cessac estime que le compositeur fut critiqué pour s’être autorisé un style trop personnel. Elle considère cependant, et nous la suivons dans cet avis, que Médée est, pendant la période où le genre a prospéré, de Lully à Rameau, une des meilleures tragédies composées, et qu’elle peut se mesurer à celles du Surintendant sur tous les points : ordonnance de la grande forme, sens du spectacle et de la danse, allié à une dramaturgie puissante, art de l’instrumentation et très habile utilisation de l’orchestre, subtil dosage des récitatifs, airs, duos, petits et grands chœurs (o. c., p. 431) ; le tout nourri par des effets et une recherche harmonique. Il s’agit, à n’en pas douter, d’une œuvre majeure. 

On ne pourrait imaginer meilleur plateau vocal que celui qui est ici réuni. Dès le pompeux Prologue d’une vingtaine de minutes contrastées, avec bruit de tambours et trompettes, sans aucun lien avec le contenu du drame, mais hommage traditionnel rendu à la gloire de Louis XIV, vainqueur sur terre et sur mer, on apprécie la qualité des chœurs ; leur présence au fil de l’action, si elle n’est pas très importante, est toujours égale en qualité. On trouve déjà dans ce Prologue la Victoire de Hélène Carpentier, qui sera une émouvante Nérine, confidente de Médée ; avec cette dernière, elle offrira des duos sensibles, par exemple aux Actes I et V. Dans le rôle-titre, Véronique Gens se révèle comme la figure essentielle, avec un sens très sûr de la progression dramatique, portée à son paroxysme dès la première scène de l’acte I (« Jason est un ingrat, Jason est un parjure ;/L’amour que j’ai pour lui me le dit, m’en assure,/Et l’amour ne se trompe pas. »), le sommet de la troisième scène de l’Acte III (« Quel prix de mon amour, quel fruit de mes forfaits ! » et le terrifiant récitatif de l’’Acte V « Il aime ses enfants, ne les épargnons pas./Ne les épargnons pas ! Ah, trop barbare mère ! ». Le souffle de la voix, sa projection, sa violence, son ampleur impressionnent, sans que l’on soit dérangé par un vibrato parfois accentué, que l’on peut attribuer aux graves tourments psychologiques qui agitent l’héroïne. La caractérisation est en tout cas souveraine. Malgré la cruauté de sa vengeance, on en arrive presque à compatir, c’est tout dire.

Cyrille Dubois campe un Jason ample lui aussi, à l’émission et à l’élocution claires ; face à l’inéluctable, il se révèle pathétique. Thomas Dolié, en belle forme vocale, est un autoritaire Créon, roi de Corinthe, dépassé par une situation qu’il ne maîtrise pas et qui le mènera à la démence. Quant à Créuse, dont Médée va se venger cruellement, elle est incarnée par l’excellente technicienne qu’est Judith van Wanroij. Les autres rôles, dont celui d’Oronte par la basse-taille David Witczak, sont bien tenus. L’orchestre est mené avec souplesse et vitalité par Hervé Niquet qui, comme le précise la notice, s’est attaché à présenter cette nouvelle Médée en appliquant scrupuleusement les informations scientifiques disponibles à ce jour. Le résultat est une instrumentation du compositeur respectée, une ornementation sobre et un accompagnement polyphonique par les violes au sein d’un continuo. Celui-ci (sept musiciens, à savoir deux basses de viole, deux basses de violon, deux théorbes et un clavecin) est des plus séduisants.

Cette Médée, conforme à l’état le plus proche qui nous soit parvenu, celui de 1704, est une grande réussite discographique qui, si elle ne remise pas les deux gravures de William Christie, offre à la partition de Charpentier une version moderne de tout premier plan.

Son : 9  Notice : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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