Modeste, Lucilin défriche et affine sa « qualité sans snobisme "

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United Instruments of Lucilin ouvre la saison de musique contemporaine à la Philharmonie de Luxembourg (et, par la même occasion, le cycle Lucilin: Now!, nouvelle incarnation de Musiques d’aujourd’hui, qui interroge sur « comment la musique contemporaine va sauver le monde ») avec un doublé Saunders / Lang, alléchant et dissemblable -même si les deux se rejoignent sur le parti-pris de faire entendre des sons, ces phénomènes vibratoires délivrés (jusqu’à un certain point) des codifications de la musique.

Au travers de Stirrings Still III (je choisis l’adverbe à dessein, tant la pièce de Rebecca Saunders apparaît translucide, délicate comme une crêpe dentelle de Bretagne), quatrième volet d’une série de compositions-collages, créé à Innsbruck en 2019, la compositrice anglaise joue avec les frontières du silence, celles dont l’interprète s’approche, qu’il effleure de son doigté, de son souffle, de son archet, quand il donne existence à la partition, ces notes qui émergent, indécises, lignes tracées d’un bout de crayon taillé, affuté, là où il n’y avait rien, affleurement du son sourdant du néant, hésitant à y retourner aussitôt, tel un faon apeuré dans la pénombre. Ce jeu fantomatique est conforté par une disposition des musiciens (un peu) sur scène -mais aussi dispersés dans la salle, son couloir ouvert, l’accès aux coulisses-, qui se meuvent, lentement, de façon visible, de façon cachée (la contrebasse passe ainsi de l’arrière-scène droite à l’arrière-scène gauche) : errante, gravement sereine, la musique a la beauté du glissement des plaques tectoniques terrestres vu de la lune. Stirrings Still III est un collage au sens où, sans partition globale, les sept interprètes dessinent, chacun avec la notation pour son seul instrument, leur contribution à l’ensemble, en fonction de la position dans l’espace, de l’acoustique ou de la résonance, de leurs déplacements pendant la pièce.

Le contraste avec le premier mouvement de Diaphonia est extrême, tant est dense le déferlement de sons asséné par Lucilin (qui crée la version pour ensemble), cette fois dirigé par un Julien Leroy sautillant comme un derviche effarouché : Klaus Lang (né à Graz en 1971) construit, avec maîtrise, un tsunami ramassé, aux eaux lourdes et domptées, qui déferle selon des plans de cathédrale, aux lignes tracées sans cesse renouvelées, toujours en retours, comme des vagues en rouleaux portées par un TGV, avidement étourdissantes, un régal. L’apaisement vient avec le deuxième volet, mais le rythme reste central, avant de donner, dans le troisième, à la guitare électrique (Yaron Deutsch) la place d’une variation virtuose (de celles où l’on perd le compte des doigts et des cordes), au déphasage radieux. Pour le quatrième mouvement, la compacité se fait instabilité, une terre qui tremble mais ne s’ouvre pas, agitée dans sa masse, vacillant d’un pied sur l’autre sans s’écrouler ni faiblir, avant de revenir vers des mélodies esquissées, douces comme une peau tavelée.

Lors de l’artist talk d’après concert, Florence Martin, co-directrice de Lucilin, revient sur la rencontre entre l’ensemble, Julien Leroy et Yaron Deutsch trois ans auparavant, sur cette envie que suscitent les rencontres et qui bâtit des programmes : « au plus la composition est construite » (elle est presque algorithmique dans Disphonia), « au plus la liberté est présente pour les interprètes », insiste Klaus Lang, lui-même organiste et improvisateur, « j’écris toujours avec en tête le plaisir que j’aurais à interpréter la pièce moi-même ». « On ne joue jamais exactement ce qui est écrit », renchérit Yaron Deutsch, « d’ailleurs qu’est-ce qui est juste, correct, exact ou pas ? Si le premier violon doit démarrer à un temps donné, et le deuxième au suivant, que fait ce dernier si le premier se trompe d’un temps ? Il en tient compte et s’adapte : le juste, l’exact est relatif. Et même le chef est un partenaire, au même titre que les autres. » Le guitariste met aussi le doigt -avec une sincérité touchante- sur une des dimensions qui fait la singularité de Lucilin : « sa qualité sans snobisme, sans ce "on est les meilleurs". »

Luxembourg, Philharmonie, le 3 octobre 2023

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Markus Sepperer

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