Musique chorale d’Alfred Schnittke et Arvo Pärt : la spiritualité au plus haut degré

par

Alfred Schnittke (1934-1998) : Concerto pour chœur ; Trois Hymnes sacrées, pour chœur mixte. Arvo Pärt (°1935) : Sept Antiphones du Magnificat, pour chœur mixte. Chœur de chambre philharmonique estonien, direction Kaspars Putniņš. 2020. Notice en anglais, en allemand et en français. Textes en russe avec traduction anglaise (Schnittke) et en allemand avec traduction anglaise (Pärt). 60'22''. SACD BIS-2521.

La tradition chorale de pages religieuses de grande envergure est ancrée dans l’âme russe. La Liturgie de Saint Jean Chrysostome de Tchaïkovski (1878) ou Les Vêpres de Rachmaninov (1915) en sont d’éloquents exemples. Mais lorsque les communistes s’installent au pouvoir, Lénine se méfie de l’émotion qui habite l’expression du sentiment religieux et y met un frein sévère. Un relâchement tout relatif va néanmoins apparaître sous Staline, conscient de la nécessité d’une entente avec l’Eglise orthodoxe. Après sa disparition, et plus spécialement sous l’ère de Brejnev, la musique religieuse est de plus en plus admise, à la condition d’avoir l’approbation du régime. Ainsi que le rappelle la notice du CD, le Russe Schnittke et l’Estonien Pärt, quasi contemporains, entreprennent un voyage personnel et spirituel en embrassant la foi orthodoxe. Cet enregistrement illustre de façon significative un choix de leurs compositions des années 1980.

Dans son livre Le destin russe et la musique (Paris, Fayard, 2005), le regretté Frans C. Lemaire rappelle que, chez Alfred Schnittke, les œuvres faisant appel à des chœurs sont d’inspiration religieuse et médiévale : la messe (Symphonie n°2, 1977) et le Requiem (1975), les Minnesingers des XIIe et XIIIe siècles (Minnesange pour 52 voix, de 1981), François d’Assise (Sonnengesang, 1976), Grégoire de Narek (Concerto pour chœur, 1985) et, en 1988, le grand cycle de Chants de pénitence. Schnittke compose en 1984 les Trois hymnes sacrées, d’abord intitulées Trois Chœurs, courtes prières pour chœur mixte, d’une durée globale qui dépasse à peine les six minutes. Il s’agit d’arrangements, dans la langue slave de l’Eglise, de l’Ave Maria s’égrenant en douces dissonances, de la Prière à Jésus passant de la douceur à la puissance, et du Notre Père usant d’une harmonie audacieuse, ainsi que le précise Gavin Dixon, le signataire de la notice. La ferveur respectueuse est très présente et source d’apaisement de l’âme. 

C’est en cette même année 1984 qu’est créée à Istanbul une page chorale de Schnittke sous-titrée A tous ceux qui saisissent la signification de ces paroles tristes, par le Chœur de chambre du Ministère de la Culture d’URSS que dirige Valery Polyansky (°1949). Sur l’instigation de ce dernier, le compositeur entreprend une partition plus vaste, de près de quarante minutes, qu’il achève l’année suivante, la page antérieure prenant place au troisième des quatre mouvements La première a lieu en juin 1986, à Moscou cette fois, par les mêmes interprètes. Rappelant la tradition du concerto choral mise en place au XIXe siècle par le compositeur ukrainien Dmitri Bortniansky (1751-1825), ce type de composition est d’abord destiné à accompagner un office religieux mais il va être introduit dans les programmes des salles de concerts. 

Schnittke puise son inspiration du moine-enseignant arménien Grégoire de Narek (951-1003) et de textes de son Livre des lamentations, son chef-d’œuvre lyrique. L’importance de Grégoire de Narek dans la pensée spirituelle de son époque est considérable. En 2015, le Pape François l’a nommé docteur de l’Eglise, comme il l’avait fait pour Hildegarde von Bingen trois ans auparavant. Le mysticisme du Livre des lamentations est basé sur l’expérience personnelle du moine-poète, qui centre sa réflexion sur l’espoir en Dieu. Schnittke en tire une partition poignante, qui ne reprend pas les écrits de l’original en arménien classique mais utilise une transposition en russe moderne. Ce Concerto pour chœur débute par un portrait du Créateur (Ô maître de tout ce qui vit), dans un contexte contemplatif, avec des rythmes répétés soulignant l’intériorité respectueuse du propos, et des vocalises se superposant avec grand art aux chorals. Ce contexte extatique se prolonge dans un ostinato aux voix basses dans le second mouvement (Cette collection de chants…), qui montre toute la portée du poème de Grégoire de Narek. Celui-ci s’adresse à toute l’humanité dans une litanie destinée aux pauvres comme aux riches, mais aussi à ceux qui pratiquent le bien ou se laissent au contraire tenter par le mal. La souffrance du mystique y apparaît à travers des effets de supplication qui convergent vers des sentiments de gratitude. 

Le troisième mouvement, seul à l’origine rappelons-le, est une admirable prière qui traite l’aspect syllabique du texte et qui s’inscrit dans un climat d’union avec le lecteur pour un appel au Seigneur qui accordera le salut : Si mon chant inspire une âme, qu’il plaise à vous, Père céleste, de ne pas la priver de votre grâce. On ressent cette volonté à travers une scansion qui se développe dans la complexité du traitement de la polyphonie. C’est d’une haute élévation musicale et spirituelle, qui prend l’auditeur par la main pour le faire entrer dans un univers de béatitude. Celle-ci trouve son apogée dans le quatrième mouvement Achève ce travail que j’ai commencé dans l’espoir, et en ton Nom, avec des accords éthérés qui planent au sein d’un espace d’abandon et de sérénité, et dans une lumière que l’on pourrait comparer à celle d’un vitrail. On ne sort pas indemne d’une telle partition car ce texte, qui aurait mérité une traduction en français, est aussi une leçon de sagesse. Au-delà des siècles, elle nous relie au poète du Moyen Age, magnifié par la musique de Schnittke.

Le programme est complété opportunément par les Sept Antiphones du Magnificat pour chœur mixte d’Arvo Pärt, créés en 1988 à Berlin-Ouest par le Chœur de chambre RIAS à l’occasion des quarante ans de cet ensemble. Pärt révisera la partition dont il donnera une version définitive trois ans plus tard. Ces brefs chants d’église sont destinés aux sept jours qui précèdent la veillée de Noël, la notice précisant que chacune des antiennes donne au Christ un nom utilisé dans les prophéties de l’Ancien Testament. Dans le style tintinnabuli qui lui est propre et où la diaphonie permet, selon Paul Hillier, que deux voix se joignent pour former quelque chose d’indissociable, Pärt insiste sur le côté récitatif et l’essence des textes allemands, en accordant à chacun des sept antiphones une tonalité ou une dynamique spécifique. Les voix s’entrelacent ainsi à l’infini dans un splendide climat désincarné.

Le Chœur de Chambre Philharmonique estonien a été fondé en 1981 par Tönu Kaljuste qui en a été directeur pendant vingt ans. Paul Hillier lui a succédé avant Daniel Reuss. Il est conduit depuis 2014 par Kaspar Putniņš qui est aussi depuis 2020 directeur musical du Chœur de la Radio de Suède. En 2018, le Chœur et son chef avaient déjà donné, sous étiquette BIS, un programme Schnittke-Pärt à la belle complémentarité. On retrouve ici la cohésion, l’homogénéité, la finesse, la transparence et la dévotion accordées à des pages d’une haute spiritualité. Le Concerto pour chœur a déjà connu l’honneur du disque à plusieurs reprises, notamment à travers la version de son créateur Dmitri Polyansky avec le Chœur Symphonique de Russie (Chandos, 1991), celle des Holst Singers de Stephen Layton (Hypérion, 2001) ou plus récemment, par le Chœur de la Radio de Leipzig de Risto Joost (Genuin, 2016). Mais cette impeccable nouvelle gravure, servie par un son superlatif qui accentue l’effet de rayonnement des voix, est à mettre en tête de discographie. 

Son : 10  Livret : 9  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix  

 

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