Musique et poésie (1) : Goethe et ses compositeurs

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Peut-on employer le possessif ? Tant il apparaît évident que les rapports du grand poète allemand avec la musique sont teintés d’ambiguïté. Il serait absurde d’affirmer qu’il n’aimait pas la musique. Bien au contraire, il travailla, enfant, le piano et le violoncelle mais il la craignait en tant qu’art susceptible de supplanter le sien : la poésie.  

 "Le musicien devrait être constamment recueilli en lui-même, développer son être le plus intime afin de pouvoir ensuite le manifester au dehors. A l’inverse, le peintre ou le sculpteur doit vivre dans le monde extérieur et manifester son être intérieur en quelque sorte inconsciemment, par les objets extérieurs et dans les objets extérieurs. Ils doivent enfin s’élever si haut au-dessus du vulgaire, que la communauté du peuple toute entière se sente ennoblie dans ces œuvres et par elles". 

Cette musique qu’il considère comme une rivale le pousse à manquer d’objectivité à tel point qu’il sera toujours proche de compositeurs secondaires comme Zelter qu’il rencontre en 1796, Eberwein, Reichardt et qu’il négligera Beethoven, Schubert. A la musique pure, il préférera toujours l’opéra, sans doute par ses aspects visuel et verbal. Goethe s’est constamment efforcé de donner à chaque vers une musicalité qui lui est propre. Et la musique des compositeurs qu’il préférait ne le dérangeait pas outre mesure dès lors qu’elle ne bouleversait pas la quintessence du texte. Les compositions de Zelter respectant la métrique, la cadence et le rythme étaient immédiatement identiques aux poèmes de Goethe : "La Musique ne sert qu’à transporter l’auditeur dans l’atmosphère qu’indique le poème". Et pourtant, un seul parvint à comprendre le phrasé du texte et "accoupler" au mot la note juste : Franz Schubert et dans une moindre mesure, Hugo Wolf.  

Son jugement sera sans équivoque à l’égard de Mozart qu’il rencontre en 1763 : "Je l’ai vu, enfant de 7 ans, quand il donna un concert, au cours d’un voyage. Moi-même j’avais alors 14 ans environ, et je me souviens encore parfaitement de ce petit bonhomme avec sa perruque et son épée" écrira-t-il en 1830. Une admiration exclusive qui ira jusqu’à envisager une suite à La Flûte enchantée. En 1797, il écrira à Schiller : "Vous auriez pu constater ces jours derniers que les espoirs que vous fondiez sur l’opéra ont été réalisés d’une manière éclatante dans le Don Juan ; mais cette œuvre est unique en son genre et la mort de Mozart ne nous permet plus de rien attendre d’analogue". Admiration exclusive car Mozart mit en musique Das Veilchen (la Violette) le 8 juin 1785 sans connaître l’auteur exact d’un recueil de poésie, en réalité de Gleim, et attribué par erreur à Goethe. Avec Alfred Einstein, il nous faut admettre qu’il s’agit "d’une rencontre aveugle".


Le musicien romantique ressent la nécessité absolue de repenser sa musique pour la mettre à un niveau équivalent à la littérature et c’est évidemment vers la poésie qu’il se tourne car elle est plus proche de son art. La poésie "goethéenne", si musicale, est de surcroît un obstacle qui oblige le musicien à rester proche du texte ou à en donner une dimension théâtrale dans le sens d’une sublimation du texte. Et nous en arrivons à Schubert, l’insurpassable metteur en ondes musicales des textes du poète allemand. Sur le plan quantitatif, Schubert et Goethe se rencontreront sur du papier à musique 71 fois. Schubert n’hésitera pas à composer plusieurs versions d’un même poème. "C’est en octobre 1814 que Schubert met pour la première fois un texte de Goethe en musique -Marguerite au rouet- et que brusquement, sous la pression de la magie du texte, son génie éclate et qu’il nous donne son premier chef-d’œuvre".  

Puis, ce sera, jusqu’en 1823, un afflux continu et ensuite le silence. Sombrant dans le désespoir, il ne trouvera plus la "quiétude spirituelle" nécessaire au développement de son art et se tournera vers les textes sombres, lugubres de Wilhelm Müller (La Belle Meunière et Le Voyage d’hiver). Schubert était fasciné par l’intensité des sentiments, la peinture à vif de l’âme humaine, l’union de la nature et de l’art. Elle devenait inventive, hors du temps, avec une richesse mélodique inépuisable, une harmonie foisonnante et une force d’expression de l’accompagnement. Et pourtant, l’auteur du Chant du cygne ne verra jamais Goethe malgré plusieurs tentatives dont la dernière date de 1825. "Votre Excellence, si je pouvais parvenir à exprimer, par la dédicace de ces compositions sur vos poèmes (il s’agit des lieder op.19 dont Ganymed) mon admiration sans bornes pour Votre Excellence, et à attirer peut-être quelque peu son attention sur mon insignifiante personne, je considérerais le succès de ce souhait comme l’événement le plus beau de ma vie...". Mais une fois de plus, le résident de Weimar ne répondra pas car de toute évidence, cette vision dépassait l’entendement du poète. Ce n’est qu’en 1830 qu’il reconnaîtra son erreur en entendant Wilhelmine Schröder-Devrient chanter Erlkönig : "J’avais déjà entendu cette composition, et elle ne m’avait pas du tout plu, mais interprété ainsi, l’ensemble constitue un tableau très visuel”. 

Ce n’est pas manquer de jugement qu'oser affirmer que Beethoven ne fut jamais l’égal de Schubert dans la production de lieder et nous nous garderons bien ici d’en exposer les causes. Relevons simplement que le genre n’était pas encore à la mode et que pour l’Aufklärung, la musique était considérée comme un art inférieur à celui de la poésie. Mais comme son illustre cadet, c’est devant un texte de Goethe qu’il composera alors qu’il n’était âgé que d’une vingtaine d’années, son premier lied "personnel" : Mailied ("Chanson de mai"). Par la suite, il mettra en musique huit poèmes : les trois Goethe-lieder inclus dans les Six Gesänge de l’opus 75 de 1809 dont le célèbre Mignon qui malgré sa forme simple ne plaisait pas à Goethe et, de nouveau, trois Goethe-lieder opus 83 en 1810, sans doute le sommet dans la production dévolue au poète allemand.  

 De deux mois plus âgé que Schubert, Carl Loewe est le Maître de la Ballade et Goethe l’inspirera 27 fois. Il n’hésitera pas à adapter la forme en tenant compte d’éléments aussi hétéroclites que le choral luthérien, le bel canto, le style baroque ou le Volkslied tout en préservant un ton populaire si germanique. Il eut plus de chance que Beethoven et Schubert et verra, en 1820, à Iena, Goethe qui approuva sa façon de concevoir la Ballade. 

On ne peut pas passer sous silence Mendelssohn, Schumann et Liszt. Le premier assure un lien avec les deux autres. Fin lettré, il ne sollicita guère Goethe (4 fois), privilégiant des poètes comme Ebert, Klingermann et Droysen dans un souci de préserver une ligne mélodique simple et discrète, voire pudique. Le second se voulait à la fois poète-musicien et adaptait les textes à sa dimension musicale, coupant des vers, des strophes, ou inversant certaines d'entre elles pour lier les mots à la musique. L’accompagnement n’est pas de rigueur, bien au contraire et Goethe apparaît, pour reprendre les paroles de Marcel Brion, comme "un poète fermé... C’est Mignon qui le séduit et non Goethe". Schumann le vénérait mais il fut davantage le musicien de Heine. Pourtant, bien que reconnaissant cette crainte, il l’interpella 19 fois, essentiellement en 1849, lors du centenaire de la naissance du poète. Le cycle Lieder und Gesänge aus Wilhelm Meister opus 98 sera suivi du Requiem pour Mignon opus 98b. N’oublions pas l’extraordinaire cycle des Myrthen opus 25

En revanche, Liszt trouva un compagnon et, malgré plusieurs révisions, il sut traduire à merveille la versification goethéenne grâce à une richesse harmonique, à des modulations habiles et au lyrisme de la ligne vocale. 

Comme on entre en religion, Hugo Wolf entra en Goethe en octobre 1888 avec les lieder de Wilhelm Meister mais il faut reconnaître que malgré des réussites indéniables et indiscutables, Wolf ne parviendra pas à l’équilibre schubertien, sans doute le phrasé musical du vers l’empêchait-il d’aller au-delà. Il sera beaucoup plus à l'aise dans le domaine "de la moquerie, de l’humour, de la drôlerie et dans celui de la grande fresque" que dans celui du lyrisme goethéen. Il n’en demeure pas moins que les réussites le placent en harmonie avec Schubert. Wolf n’est-il pas en définitive le dernier musicien à être proche tant sur le plan quantitatif (59 poèmes traduit musicalement) que qualificatif du Maître de Weimar ? 

Je ne pourrais oublier l'une des pages les plus réussies de la littérature musicale et que j'affectionne d'un amour "wertherien" : la Rhapsodie pour contralto, chœur d'hommes et orchestre op.53 de Brahms. Certes, le compositeur allemand a davantage mis en musique des compositeurs de second ordre, mais en choisissant trois strophes du poème Harzreise im Winter, Brahms est à la fois le peintre d'une solitude hivernale et élève la musique à un degré d'émotion rarement égalé tout en décrivant avec déchirure "le drame psychologique de la maladie romantique qu'a entrepris de chanter Goethe" pour reprendre les propos de la remarquable analyse de Claude Rostand et qui correspond au drame sentimental que vit, en 1869, l'auteur d'Un Requiem allemand.   
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 Musiques de scènes, symphonies, opéras 

"La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute philosophie. Qui pénètre le sens de ma musique sera libre de toute la misère où se traînent les autres hommes...".  

Cette phrase de Beethoven suffit à comprendre l’admiration que le Maître de Bonn portait à Egmont que Goethe avait conçu pour être mis en musique. Beethoven s’enflamma car cette page théâtrale répondait à sa lutte permanente pour la liberté et il suivit scrupuleusement la dramaturgie de la pièce en lui ajoutant l’ouverture (de loin la plus célèbre !) et les quatre entractes. D’ailleurs, il indiqua sur la partition : "l’attaque de la trompette indique la liberté obtenue pour la patrie". Il n’oubliera pas cette indication lorsqu’il composera Fidelio et fera deux emprunts au texte d’Egmont pour signifier avec plus de force l’idéal de liberté. 

Beethoven et Mendelssohn ont l’un et l’autre traité différemment deux poèmes de Goethe : Mer calme et Heureux Voyage. Le premier, en 1815, avec l’appui d’un chœur. Le second, en 1825, en y introduisant une instrumentation et des harmonisations descriptives.  

Mendelssohn retrouve le Prince des poètes en mettant en musique, la Walpurgistnacht. Zelter, convié par Goethe, s’y refusa sous prétexte que : "Il y a que je ne peux pas saisir l’air qui flotte dans toute cette œuvre". Mendelssohn comprit aussitôt l’essence du texte et son humour visant à critiquer la superstition et la bigoterie de l’église institutionnalisée. 

Les Souffrances du jeune Werther assurent la célébrité à Goethe et dans ces souffrances, il faut voir divers aspects autobiographiques... "J’avais vécu, aimé et beaucoup souffert. Voilà tout" dira-t-il à Eckermann. Massenet s’est réapproprié le roman, le centrant sur l’introspection du héros et en donnant à Charlotte, un rôle plus important. Refusé à l’Opéra-Comique, l’ouvrage sera créé le 16 février 1892 à l’Opéra Impérial de Vienne. En 1895, Mahler dirige la création hambourgeoise et sera "honteux de l’affront fait à Goethe digne des travaux forcés". 

 Venons-en maintenant au mythe de Faust qui n’a pas fini de séduire les compositeurs.  

La légende qu’il repense tout au long de deux fresques et dont la rédaction le mobilise jusqu’à sa mort (la première achevée en 1808, la seconde en 1832) n’est pas nouvelle. Mais Goethe rassemble plusieurs concepts susceptibles d’alerter l’esprit romantique. "A l’instar du mythe antique, il aborde le grave problème métaphysique du bien et du mal et de la révolte, dans le sens où le héros déçu par sa condition d’homme condamné à la déchéance et à la mort, trompé par son expérience du monde, provoque Dieu en signant avec Satan un pacte désespéré mais audacieux et courageux". La présence de Méphistophélès saura nourrir les épris de frayeurs religieuses, de mystère et d’occultisme. De multiples compositeurs, d’Erberwein à Zoelnner en passant par Spohr (opéra composé en 1816 et non disponible au catalogue malgré un intérêt certain), écriront des partitions sur le première partie tandis que pour la seconde, Goethe pensait à Meyerbeer pour la partie finale. Mais l’histoire de la musique est ainsi faite qu’elle a retenu Schumann (Scènes du Faust de Goethe), Berlioz (La Damnation de Faust) Liszt (Faust-Symphonie centrée autour de trois portraits psychologiques et s’achevant sur un final soit avec un ténor et un chœur, soit uniquement sur un plan instrumental), Wagner (Ouverture Faust), Gounod (Faust), Mahler (8e symphonie dite "des Mille"), Anton Rubinstein (Faust-symphonie) Boïto (Mefistofele), Busoni (Docteur Faust) et plus près de nous, Eisler, Rihm, Schnittke. Mais à cette liste, on pourrait joindre Alkan et sa Sonate des quatre âges

Il n’est pas dans mon propos d’étudier chacune des partitions qui chacune méritent toutes d’être écoutée, mais la première partie du Faust de Goethe a souvent été mise en musique, d’autant qu’elle se prête plus facilement à l’évocation musicale et théâtrale alors que la seconde "se meut dans un idéaliste univers hellénique"12...  

Ce qui est indiscutable, c’est la profusion des genres musicaux que le Maître de Weimar a su, à son insu, engendrer : de la sonate pour piano à l’opéra en passant par la symphonie instrumentale, associant ou non solistes et chœur. 

Article rédigé par Olivier Erouart  dans le cadre d'un dossier de Crescendo Magazine publié dans ses éditions papiers. Dossier publié sous la coordination de Bernadette Beyne.

Crédits photographiques : Joseph Karl Stieler

 

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