Musique et poésie (2) : Clara Schumann et les poètes

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« C’est alors que l’épidémie de Choléra éclate à Paris. Personne n’a plus la tête ni l’oreille à la musique. Même la petite salle sur laquelle Wieck s’est rabattu reste vide quand Clara tente quand même de jouer : pour la première fois sans partition, et avec une improvisation plus importante. On pourrait presque dire que cette soirée est un succès -si seulement il y avait eu des gens pour l’entendre. » Dans Le roman du piano de Dieter Hildebrandt ( Actes Sud, 2003 pour la traduction française), cet extrait survient juste après la rencontre à Weimar de la toute jeune Clara Wieck-Schumann, âgée alors de 12 ans, avec Goethe, âgé quant à lui de 83 ans. « Cette fillette est plus forte à elle seule que six garçons réunis », dira-t-il spontanément à son père, Wieck. Séduit par le talent précoce de cette musicienne, celle-ci  reçoit une médaille de bronze à l’effigie du poète.

Malgré la vie de Clara Schumann, émaillée de drames, et le peu de temps que la compositrice ait eu à consacrer à l’écriture, celle-ci laisse un catalogue important dans lequel la mélodie tient une place de choix. En 1843, elle achève les Sechs Lieder sur des poèmes de deux romantiques allemands, Heine et Geibel. Savourons l’alliance de la musique et de la poésie, en nous attardant sur le lied qui ouvre le cycle, Ich stand in dunkeln Träumen : 

Cette poésie d’Heinrich Heine laisse entrevoir la douce nostalgie dialoguant avec la douleur de la perte, à travers l’évocation du portrait de l’être aimé. Rêve et réalité se côtoient avec délicatesse, et se rejoignent dans les larmes au point culminant du poème, où l’extrême mélancolie nous étreint. Le poète joue sur l’ambivalence des émotions qui ne sont jamais déployées avec pathos. Le romantisme suit la trace du sentiment amoureux dans sa forme la plus pure, et la poésie en dessine les contours. L’on se demanderait légitimement ce que la musique peut apporter de plus à cette langue déjà hautement musicale. Car il s’agit bien ici d’une musique émanant des mots, résultant d’un enchaînement de phonèmes, tout aussi savant que ressenti, tant la langue allemande sonne et résonne ici intrinsèquement. Elle se suffirait donc déjà à elle-même.

De la partition de Clara Schumann émane d’abord un cœur battant, ensuite une essence enveloppant le texte d’une profondeur renouvelée. La musique n’ajoute fondamentalement rien au texte poétique, mais elle le porte vers la transcendance. Les lignes mélodiques se succèdent avec une simplicité recueillie. Les deux voix, celle du piano et celle du chant, flirtent ensemble, alternent, se rejoignent, s’entremêlent, se répondent et cheminent main dans la main, souvent à l’unisson dans les harmonies. C’est un rêve. La musique ne dit donc rien de plus que ce que le texte mettait déjà en relief, à savoir la Sehnsucht, un substantif allemand qui ne trouve pas de traduction précise dans la langue française. Il s’agit d’un état, ni positif ni négatif, relatif au sentiment amoureux, à l’objet du désir inaccessible, duquel jaillit alors le renouvellement d’une quête infinie, et de l’espoir aussi. Cet espoir nous ramène au don d’aimer, dans la projection ou encore le prolongement de soi vers l’autre. La musique tend simplement à révéler cette Sehnsucht, à réveiller en nous des souvenirs, des émotions, des sentiments, avec ce sens de l’élévation cher à l’esprit romantique allemand. Pour cela, point d’extrêmes donc, mais une densité au centre des notes et des voix, que l’écriture de Clara Schumann semble aller chercher dans le cœur et dans la nature des choses.

Clara Inglese

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