Passionnante intégrale de l’œuvre pour piano seul et des transcriptions de Stravinsky par Alexey Zuev
Igor Stravinsky (1882-1971) : Renard ; Les cinq doigts ; Quatre études ; Trois mouvements de Petrouchka ; Tango ; Berceuse du chat ; Grande Suite de L’histoire du Soldat ; Chant du rossignol ; L’Oiseau de feu ; Pulcinella ; Praeludium for Jazz Ensemble ; Tarantella ; Scherzo ; Trois pièces faciles pour piano à quatre mains, main gauche facile ; Souvenir d’une marche boche ; Mavra ; Circus-Polka, composé pour un jeune éléphant ; Valse pour les enfant ; Ragtime pour onze instruments ; Chœur du Prologue de Boris Godounov ; Fragments des Symphonies pour instruments à vent ; Piano-Rag Music ; Sérénade en la ; Deux pièces pour une Sonate ; Sonate pour piano en fa dièse mineur ; Apollon musagète ; Jeu de cartes ; Le Baiser de la fée. Alexey Zuev, piano. 2020/21. Notice en anglais et en français. 388.00. Un coffret de cinq CD Fuga Libera FUG 777.
Cela peut paraître étonnant pour un compositeur de l’envergure d’Igor Stravinsky, mais certaines de ses partitions pour piano seul ou de transcriptions faites de sa main n’étaient pas encore disponibles sur disques. Et non des moindres : les intégrales de la Grande Suite de L’Histoire du Soldat et de Pulcinella (il n’en existait que des extraits) ou de Jeu de cartes. Mais aussi des pièces plus courtes, comme la Marche de Renard, la Berceuse du chat, le Praeludium for Jazz Ensemble, la Tarentella ou l’Ouverture de Mavra. C’est désormais chose faite, sous les doigts d’Alexey Zuev (°1982), originaire de Saint-Pétersbourg, où il a étudié avant de suivre l’enseignement d’Alexei Lubimov à l’Université Mozarteum de Salzbourg, où il est lui-même devenu professeur. La présente réalisation a été rendue possible grâce à l’aide du Stravinsky Family Fund, fondé en 2017 par l’arrière-petite-nièce du compositeur, Anastasia Kozachenko-Stravinsky. Une note explique que pendant plus de cent ans, malgré tous les événements que le monde a connus, plusieurs générations de la famille ont conservé leur patrimoine, qui pourrait constituer un musée à lui seul, et au sein duquel on trouve des autographes, des manuscrits et autres documents et objets précieux.
Le présent coffret Fuga Libera est une véritable mine d’or en ce qui concerne l’œuvre pianistique de Stravinsky. Comme l’écrit si joliment le Dr Graham Griffiths, le clavier exerçait sur lui une fascination : il le considérait comme la « table de travail » quotidienne sur laquelle il créait patiemment, prenant par ailleurs la peine d’arranger et de transcrire un nombre conséquent de ses grandes partitions. Ce que l’on peut donc considérer comme une sorte de laboratoire est riche en découvertes de pièces mises à jour ou de pages inédites. On ne sait par où commencer pour souligner l’immense intérêt que représente cette édition, dont chaque CD propose, sur sa pochette, une photographie en noir et blanc. Le Dr Griffiths résume le projet : L’objectif de Zuev, et il l’a brillamment atteint, était de révéler l’étendue de la créativité de Stravinsky dans ses œuvres pour piano, de la première à la dernière, à savoir de Tarantella (1898, esquissée à l’âge de 16 ans) à l’épigrammatique et valétudinaire Deux esquisses pour une sonate (1966, notée de façon immaculée à l’âge de 84 ans).
Une série de pièces courtes jalonnent le parcours, qui n’adopte pas un ordre chronologique : Tango (1940), Circus Polka, composé pour un jeune éléphant (1942), Ragtime (1917/18), Scherzo (1902), une Valse pour les petits lecteurs du Figaro (1917), le Souvenir d’une marche boche (1915), des Fragments des Symphonies pour instruments à vent à la mémoire de Claude Debussy (1920) et quelques autres ; toutes témoignent d’un art de la miniature, de l’instantané et de la concision, de couleurs spécifiques, d’un humour manié avec finesse, de qualités d’improvisation et d’une maîtrise du clavier qui va s’affirmer dans de plus vastes partitions. En première gravure mondiale, on notera la Tarantella de 1898 déjà citée, une savoureuse Marche de Renard, en tête du premier disque, une Berceuse du chat (1915-16/1940), le Praeludium for Jazz Ensemble (1937), illustration de la période d’attrait pour le genre et une ouverture pour Mavra (1922). On trouve encore, parmi de plus amples morceaux connus, la juvénile Sonate en fa dièse mineur (1903/04), un peu en recherche de contenu, les Quatre Etudes (1908) à la virtuosité romantique, la Sonate (1924) et la Sérénade en la (1925), premières approches du style néoclassique.
Une place importante du coffret est consacrée à des transcriptions de pages célèbres : L’Oiseau de feu de 1910, avec ses moments de jubilation colorée, Apollon musagète dans la réduction de 1927/28, où Stravinski réussit, comme l’écrit Svetlana Savenko, à recréer une analogie pianistique de la sonorité des cordes, Le Baiser de la fée de 1928, avec la séquence de la fête au village si prenante. Trois autres grandes partitions sont des premières discographiques : les versions complètes de la délicate Pulcinella (1919/20), puis de la Grande Suite de L’Histoire du Soldat (1918), dont la force narrative est très présente, ainsi que Jeu de cartes (1926), avec la distribution subtile de ses trois donnes. Sans oublier les Trois mouvements de Petrouchka et leur formidable contenu rythmique.
Dans ces enregistrements effectués en quatre sessions (septembre, puis décembre 2020 et avril puis août 2021) en l’Académie Victor Popov de Moscou, Alexey Zuev trouve toujours le climat qui convient à chaque page, en termes de couleurs, de dynamique, de respect de l’évolution stylistique. Son jeu est à la fois subtil et varié, capable de souplesse tout autant que de rigueur. C’est donc avec un véritable bonheur que l’on écoute ce coffret, initiative à saluer, qui honore avec brio les cinquante ans de la disparition de Stravinsky. Indispensable, bien sûr, dans toute discothèque stravinskienne bien élaborée.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix