Les « huit » concertos pour piano de Beethoven selon Michael Korstick
Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Concertos pour piano et orchestre n° 0 WoO4, n° 1 op. 15, n° 2 op. 19, n° 3 op. 37, n° 4 op. 58, n° 5 op. 73 « Empereur », n° 6 H 15 et n° 7 op. 61a d’après le Concerto pour violon. Michael Korstick, piano ; Orchestre symphonique ORF de la Radio de Vienne, direction Constantin Trinks. 2020/21. Notice en allemand et en anglais. 256.10. Un coffret de quatre CD CPO 555 447-2.
Le pianiste Michael Korstick est déjà l’auteur, sous étiquette Oehms, d’une intégrale des sonates pour piano de Beethoven, qu’il a souvent jouées en concert. Du maître de Bonn, il propose maintenant chez CPO une intégrale des « huit » concertos, enregistrés sur un Steinway en trois sessions, entre décembre 2020 et mars 2021, dans les locaux de l’ORF Radiokulturhaus de Vienne.
Huit concertos pour piano, ici numérotés de 0 à 7. Dans le livret joliment illustré qui accompagne le présent coffret, un texte, signé par Charles K. Tomicik, évoque des remarques de Carl Czerny (1791-1857), qui a bénéficié de leçons du compositeur de l’Héroïque dans les toutes premières années du XIXe siècle, sur « la perception spirituelle des compositions de Beethoven ». Czerny n’hésitait pas à classer le Triple Concerto comme « Concerto n° 4 » et la version piano du Concerto pour violon comme numéro 7. La présente édition explique son chiffre huit, ou plutôt 0 à 7, par la présence du WoO4, composé en 1784, auquel est attribué le chiffre 0, suivi des cinq traditionnels, le numéro 6 revenant à l’Allegro en ré H15 (quatorze minutes), écrit en 1815, et le numéro 7 à la transcription du Concerto pour violon. Dans cette présentation, « le compte est bon » et nous vaut un remarquable coffret de quatre CD, d’une belle sensibilité esthétique et d’une musicalité séduisante.
Judicieusement, l’éditeur a opté pour une continuité des quatre premiers concertos (op. 15, 19, 37, 58) sur les deux premiers CD, l’Empereur suivant la transcription de l’opus 61 pour violon en 61a pour le piano sur le troisième, les numéros 0 et 6 occupant le quatrième volume. Nous soulignerons pour chacun des cinq concertos habituels une grande finesse d’exécution, un jeu souple et délié, une subtilité du toucher, une plénitude de son et un goût très sûr qui se prononce en termes de phrasés expressifs, de rythmes vivaces, de rubatos maîtrisés et d’inflexions pleines d’une liberté qui se révèle souvent poétique. On savoure la lisibilité des opus 15 et 19 ; leur caractère qui regarde vers l’avenir est bien souligné. Michael Korstick fait un choix de cadences virtuoses qu’il rend avec panache. Le Concerto n° 3 adopte un rythme franc et clair qui lui donne une solennité exaltante (admirable coda de l’Allegro con brio initial), alors que le n° 4 se définit en termes d’intensité qui se pare de mystère et d’élégance. Quant à l’Empereur, il est grandiose comme on l’attend, mais sans excès, plutôt avec une noblesse engagée qui laisse respirer les contrastes. Korstick mène le jeu avec une profonde maturité, on sent que Beethoven lui est familier et qu’il a retiré de ses expériences de concerts la quintessence d’un cycle qui lui est familier et qu’il magnifie, soutenu dans sa démarche par l’Orchestre symphonique de la Radio de Vienne, mené avec énergie et vivacité par Constantin Trinks (°1975), qui a été à Hanovre l’élève de Wolf-Dieter Hauschild (°1937), formé lui-même par Hermann Abendroth, puis par Hermann Scherchen et Sergiu Celibidache. Une filiation des plus évocatrices…
Le n° 0 de la présente série est attribué au Concerto WoO4 en mi bémol majeur qui semble dater de 1784, Beethoven n’étant alors âgé que de 14 ans. Une édition n’a vu le jour qu’en 1890, dans une reconstitution de la copie d’une version où les passages orchestraux sont réduits, avec quelques indications pour l’instrumentation, dont la notice donne les détails. Ici, une nouvelle orchestration a été demandée au flûtiste, musicologue et chef autrichien Hermann Dechant (°1939) qui a ajouté aux cordes, aux flûtes et cors par deux, deux bassons et des timbales dans le final, en écho au Concerto n° 4. La partie de piano n’a pas été retouchée, sauf pour les introductions et la cadence, écrites par Dechant et revues par Korstick. L’impression générale est celle d’une œuvre dont le jeune compositeur a bien assimilé l’héritage mozartien, ainsi que celui des fils de Bach. Le n° 6, attribué aux 258 mesures hors catalogue de 1814/15 date de la période qui suit les Symphonies 7 et 8 et la Sonate n° 27. Projet inachevé qui, dans l’esprit de Beethoven, devait sans doute devenir un nouveau concerto, ce H15 a été reconstitué par le musicologue Nicholas Cook dans le milieu des années 1980 et complété par ses soins ; une gravure en a été faite par la pianiste germano-japonaise Sophie-Mayuko Vetter avec le Symphonique de Hambourg conduit par Peter Ruzicka (Oehms, 2019). Ici, Hermann Dechant a été encore une fois sollicité pour une nouvelle cadence et une coda, Michael Korstick en donnant une exécution publique au Festival pour piano de la Ruhr en 2017. Il faut donc considérer que le WoO4 et le H15 constituent des premières discographiques dans la présente mouture de Dechant, qui a bien saisi l’esprit qui anime l’univers beethovenien.
Reste la transcription du Concerto pour violon, l’opus 61a, réalisée à la demande de Muzio Clementi en 1807, et publiée l’année suivante, en même temps que l’original. Michael Korstick l’aborde dans des tempi enlevés, avec un jeu perlé d’une extrême élégance conjuguée à une sobriété contrôlée qui confère à l’ensemble une portée très séduisante. Beaucoup de joie traverse cette interprétation, en particulier dans la cadence très virtuose de l’Allegro ma non troppo, ponctuée par des timbales aux effets sonores inattendus. Le Larghetto est un vaste espace de respiration poétique intense, dans laquelle le pianiste laisse vagabonder son imagination, ouvrant la porte à un Rondo/Allegro final dont on laisse le plaisir de la surprise initiale à l’auditeur. On partage pleinement et à chaque instant l’investissement du pianiste et de l’orchestre pour cette transcription, peut-être bien le moment le plus fort de ce projet.
Voilà en tout cas un coffret original, sinon différent, dans son approche globale. Il est réalisé avec une conviction, une vitalité et une qualité sonore qui en font un objet discographique de grand intérêt.
Son : 10 Notice : 10 Répertoire : 10 Interprétation : 10
Jean Lacroix