Pauvre Wedekind, pauvre Berg, pauvre de nous !

par
Lulu

Alban BERG
(1885 - 1935)
Lulu
Marlis PETERSEN (Lulu), Bo SKOVHUS (Dr. Schön / Jack l'étrangleur), Daniela SINDRAM (Comtesse von Geschwitz), Matthias KLINK (Alwa), Rainer TROST (Le peintre / Un nègre), Martin WINKLER (Un dompteur / Un athlète), Pavlo HUNKA (Schilgolch), Christian RIEGER (Le médecin / Le banquier / Le professeur), Mise en scène: Dmitri TCHERNIAKOV, Orchestre d'Etat de Bavière, dir.: Kirill PETRENKO
2015-DVD-182'-Textes de présentation en anglais, français et allemand-BelAir BAC129 (2 dvd)

Mise en scène minimaliste, froide et impersonnelle pour cette nouvelle Lulu: des décors réduits à une multitude de vitres transparentes, une nudité scénique parfois à peine comblée par quelques chaises. Ce choix conduit à des situations presque comiques, en contradiction avec le contexte, par exemple lorsque Lulu demande à son amant de la cacher quand son mari, bientôt défunt, fait son apparition: pas facile quand n'existe que du verre... La rigidité du jeu des acteurs, l'absence de tout repère n'aident pas à la compréhension de l'ouvrage. Surtout, rien n'est fait pour montrer la descente aux enfers de Lulu, cette longue chute vers le néant, car les décors, les costumes, les attitudes, le jeu des artistes n'évoluent en aucune manière. Cette erreur fondamentale tourne même à la trahison par rapport au sujet de Wedekind car, à la fin, Lulu n'est plus victime de Jack l'éventreur mais se suicide: un détournement qui pervertit le thème à notre sens principal de l'opéra, celui de la déchéance, tant du personnage central que de la société de l'Empire austro-hongrois, une déchéance contre laquelle l'héroïne ne cherche jamais à lutter. Elle subit les événements sans, à aucun moment, se révolter, fût-ce par un suicide; elle laisse le destin décider pour elle et c'est le couteau du célèbre meurtrier qui – enfin – coupe le fil de cette existence à la dérive depuis toujours, une existence esclave de ses pulsions et d'un instinct basique de survie « à tout prix ». Transformer cette fin en un suicide revient à imposer un « happy end » – si l'on peut dire – en suggérant que Lulu reprend in extremis ce destin en mains, même si c'est pour y mettre un terme. Cet « arrangement » oblitère sans retour cette production car le metteur en scène s'arroge, là et ailleurs, le droit de modifier fondamentalement l'original et d'en mettre en porte-à-faux bien des particularités. Ce procédé, généralisé à l'heure actuelle, est parfois – rarement – sans grand dommage, surtout lorsque les livrets sont faibles; il devient indéfendable lorsqu'ils sont des chefs-d'oeuvre empreints d'un message fort tel celui-ci, dont le sujet a guidé le compositeur dans ses choix musicaux. Rappelons une fois encore le côté parabolique de l'opéra puisqu'au travers de Lulu, c'est toute une société en décomposition qui est dénoncée; il ne fait nul doute que c'est cet aspect qui a séduit Berg avant tout. Il semblerait que monsieur Tcherniakov ait voulu, par son intempestive intervention, s'insurger contre la violence faite aux femmes. On retrouve ce souci dans d'autres productions récentes, en particulier une Carmen où c'est la cigarière qui tue Don José et non l'inverse. Il est indispensable, en effet, de lutter contre ce phénomène de société inacceptable mais faut-il le faire en corrigeant Wedekind ou Mérimée? Pour notre part, nous ne le pensons pas. Pour en revenir à Lulu, ce « geste de substitution » (le suicide) est en outre absurde si on le met en perspective avec les dernières paroles de la victime et celles de Jack qui suivent immédiatement l'assassinat. Musicalement, il y a peu à redire: les solistes et la direction sont corrects mais comme déshumanisés, encore une grave erreur car le sujet de l'opéra est aussi une analyse des pulsions humaines, des plus hautes aux plus basses: une plongée dans les tréfonds de l'âme. Autre sujet de mécontentement: bien sûr, le sujet sulfureux semble un motif suffisant pour se laisser aller à des scènes assez « hard » mais est-ce bien nécessaire? L'impact est toujours bien plus fort lorsque les faits sont suggérés plutôt que montrés. On aura cependant une pensée émue pour la pauvre Marlis Petersen, Lulu vraiment maltraitée sur scène, bousculée, violentée. On a d'ailleurs du mal à comprendre pourquoi cette violence-là « passe », alors que le meurtre, lui, « ne passe pas ». Nous pourrions continuer sur davantage d' « accrocs » qui nous fâchent mais est-il utile d'enfoncer le clou davantage encore? Résultat décevant donc: d'une part la mise en scène, par sa froideur et son manque d'intérêt, rend le spectacle ennuyeux et insipide. D'autre part, les libertés prises avec le livret disqualifient totalement, selon nous, cette production. Et le niveau plutôt élevé de l'interprétation ne parvient pas à faire oublier ces deux défauts rédhibitoires. La version présentée est celle en trois actes, complétée par Friedrich Cerha et créée par Pierre Boulez à Paris en 1982: un spectacle alors orchestré par Patrice Chéreau qui fut mémorable et fait honte à ce que l'on nous présente ici.
Bernard Postiau

Son 9 - Livret 5 - Répertoire 10 - Interprétation 515

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