Peter Jablonski donne de la noblesse aux Mazurkas de Scriabine
Alexandre SCRIABINE (1872-1915) : 10 Mazurkas op. 3 ; 9 Mazurkas op. 25 ; 2 Mazurkas op. 40 ; Mazurkas en fa majeur et en si mineur ; Impromptu à la mazur op. 2 n° 3. Peter Jablonski. 2020. Livret en anglais. 76.48. Ondine ODE 1329-2.
Né en 1971, le pianiste suédois (père polonais, mère suédoise) Peter Jablonski fait son apprentissage à Malmö où il étudie le piano et la percussion. A douze ans, il fait ses débuts avec orchestre dans un concerto de Mozart. Il poursuit sa formation en Angleterre, au Royal College of Music de Londres ; à vingt ans, il signe un contrat avec Decca, label pour lequel il va enregistrer Tchaïkovski, Prokofiev, Rachmaninov, Chostakovitch, Gershwin… Dans sa discographie, on trouve aussi Beethoven ou Bartok, ainsi qu’un certain nombre de compositeurs du XXe siècle et des contemporains ; il signe le premier enregistrement mondial du Concerto pour piano et orchestre de Wojciech Kilar pour le label Koch. Diverses distinctions ont salué ses publications, que l’on découvre chez Philips, Altara ou Deutsche Grammophon.
Moins enregistrées que ses sonates, les mazurkas de Scriabine ont cependant connu des versions qui les ont bien servies, depuis le légendaire Samuel Feinberg dans les années 1950 (Melodia), jusqu’aux gravures, parfois inégales, de Béatrice Long (Naxos), Marta Deyanova (Nimbus) ou François Chaplin (Evidence). Trois recueils, composés entre 1889 et 1904, jalonnent le parcours pianistique du compositeur. C’est le premier Scriabine que l’on y découvre, avec l’esprit de la danse qui caractérise ces pièces considérées souvent comme plus « faciles » que les sonates ou d’autres partitions. Plus faciles ? Voire ! Il faut en effet apporter à chacune d’entre elles (près de vingt-cinq) le climat et l’atmosphère qui conviennent. Le premier recueil, l’Opus 3, écrit entre 1888 et 1890, a été publié en 1893. La ligne de Chopin, son influence, est encore bien audible à travers ces dix pièces qui alternent l’emportement, l’enjouement, la plainte, le brio, la danse coquette, le côté malicieux, l’élégance ou la fantaisie. Jablonski colore chaque univers avec un goût très sûr, un toucher soyeux, intense ou généreux. Pour les neuf mazurkas de l’Opus 25, datées de 1898-1899 et publiées cette dernière année, le pianiste a bien compris que l’ambiance générale est plus à l’improvisation et à l’inventivité. Comme le soulignent maints commentateurs, Scriabine donne parfois ici la sensation d’éprouver une difficulté à se renouveler, comme s’il avait déjà fait le tour de cette approche chopinienne, dont il commence à s’écarter. Seule solution dès lors : rendre justice aux divers parfums, à savoir les caprices, l’allégresse (indispensable dans la deuxième de la série), la langueur, la subtilité, la douceur, et même la souffrance que l’on devine en fin de cycle. Jablonski donne sa place à l’économie de moyens qui sous-tend le travail pianistique ; il n’abuse jamais des sentiments qu’il dévoile, se contentant d’élaborer un discours qui se révèle aussi libre qu’épuré, donnant à chaque morceau son poids de légèreté ou de profondeur.
Scriabine revient aux mazurkas à travers la publication de l’Opus 40 en 1904. Deux pages seulement, qui se révèlent tour à tour fantasque, puis valsante, dans un rythme de conversation animée. C’est l’adieu au genre, dont le charme global apparaît bien sous les doigts de Jablonski qui a le sens de l’équilibre et de la mesure et sait comment faire chanter juste comme il le faut les contextes mélodiques. En compléments, on découvre les deux mazurkas datées de 1889 (mais elles ont peut-être été jetées sur le papier quand Scriabine avait moins de quinze ans) qui n’ont pas de numéro d’opus et sentent bon la jeunesse de leur créateur, plein de pensées poétiques et d’ouverture à la vie. Le programme se conclut par l’ajout de l’Impromptu à la mazur op. 2 n° 3 de 1886 (complété dans l’édition par une étude et un prélude). Cette courte page, essentiellement légère et charmante, annonce l’envol futur d’un musicien d’exception. Ce beau CD de piano de Jablonski contient sa part d’enchantement et confirme qu’il s’agit d’un pianiste de notre temps parmi les plus racés et les plus éloquents. Dans le cas de ces mazurkas, il devient une référence. L’enregistrement a été effectué en Italie, du 16 au 18 juillet 2019, au Fazioli Concert Hall de Sacile, cité de la province de Pordenone, située dans la région du Frioul-Vénétie. Sacile est appelée « Jardin de la Sérénissime » ; elle comporte en effet, sur les berges du fleuve Livenza qui la traverse, de nobles palais vénitiens. Un cadre qui ne pouvait que convenir à la conception de Jablonski.
Son : 9 Livret : 9 Répertoire : 9 Interprétation : 9
Jean Lacroix