Philip Glass serait-il l’auteur du premier grand cycle d’études pour piano du 21e siècle ?
Vendredi prochain, Maki Namekawa jouera à Bozar l’intégrale des études pour piano de Philip Glass. Interprète lige du compositeur américain, elle avait fait sensation en créant ces 20 Etudes le 21 novembre 2018 lors d’un concert d’Ars Musica. Ce cycle, elle a été la première à l’enregistrer dès 2014. Fabuleusement analytique, elle reconstruit les pièces étudiées dans le détail dans une architecture qui frise l’évidence par une juste répartition des rythmes, des répétitions et des jeux harmoniques. On pourrait donc croire sa version définitive. Rien n’est moins sûr : des pianistes scrutateurs comme Vikingur Olafsson en 2016 ou Vanessa Wagner aujourd’hui poussent encore plus loin la création de paysages musicaux originaux. Quant à Namekawa, elle nous confiait lors de son concert de Liège en février dernier qu’elle avait réenregistré les études, estimant qu’avec le temps des éclaircissements étaient apparus et qu’elle voulait livrer un témoignage de l’état actuel de sa perception de ces œuvres. Le disque devrait paraître incessamment.
Et voilà donc que ces partitions qu’on aurait pu croire figées dans le moule de leur construction irréductible, se mettent à connaître une vie autonome au gré des perceptions de leurs interprètes. Il n’y a rien d’anormal à cela : c’est la vie de toute partition. On aurait cependant pu croire que la rigueur du carcan répétitif aurait empêché une telle évolution. On constate désormais avec plaisir que ces œuvres connaissent elles aussi leur propre vie et qu’elles ne sont pas aussi déterministes qu’on aurait pu le croire.
Mais quelle la genèse de ces 20 pièces fort différentes ?
Philip Glass a écrit ses œuvres pour son propre usage. Tout commence par « sept ou huit esquisses pour ballet » destinées à la troupe brésilienne Grupo Corpo. Il développe ensuite certaines de ces esquisses pour en faire ce qu’il appelle des préludes, indiquant clairement leur dimension poétique. C’est alors qu’il décide d’écrire des pièces pour piano autres que les transcriptions qu’il a l’habitude de jouer lors de ses concerts. Son but est double : d’abord disposer de nouvelles partitions aptes à enrichir les programmes de ses récitals et ensuite s’imposer de nouvelles exigences lui permettant de développer sa technique pianistique. Il décide donc d’écrire un cycle de 20 pièces qu’il appellera logiquement « études », vu leur rôle pédagogique. En fait, les seize premières semblent avoir été composées avant le tournant du siècle mais elles ne seront publiées qu’en 2014. Il terminera les quatre dernières études dans les années 2011-2012. La 20e et dernière est une œuvre de synthèse, inspirée par la séquence « Gone » du film « Visitors » de Godfrey Reggio, un documentaire qui comprend une série de plans statiques sur des visages, des lieux, des animaux. C’est donc une invitation à faire le point sur ce voyage musical dans une longue méditation sur soi et sur la nature. Avec ses 10 minutes, elle est d’ailleurs de loin la plus longue des 20 études.
Deux cycles qui proposent des trajectoires différentes
Mais les études sont aussi divisées en deux parties : les dix premières répondent à leur souci pédagogique comme la plupart des études. Les dix dernières s’émancipent à la référence aux moyens du Glass pianiste et sont composées pour un pianiste idéal. A chacun d’y découvrir son chemin dans ce qui devient une sorte de poème musical. Tantôt, on a l’impression que la musique nous raconte une histoire dont nous ne savons rien mais que nous découvrons au fil de l’écoute. Tantôt elle semble nous inviter à un voyage imaginaire qui, lui aussi, nous réserve des surprises. Des atmosphères se dessinent qui ouvrent pleinement la porte à l’imagination des interprètes et aux perceptions des auditeurs et cette musique en devenir exerce une fascination.
L’état actuel de la discographie
Huit interprétations ont été publiées, dominées par trois versions : Maki Namekawa, Vikingur Olafsson et, tout récemment Vanessa Wagner.

Maki Namekawa : amie et collaboratrice de longue date du compositeur qui lui a dédié son unique sonate pour piano, elle assure une mise en place radicale du moteur répétitif, assumant une juste balance entre chants et contrechants, dosant minutieusement les évolutions rythmiques et les effets dynamiques et surtout insufflant un mouvement irrépressible qui donne à chaque étude sa juste personnalité. La dynamique demeure toujours fluide, (étude n°1), des mouvements méditatifs peuvent générer des murmures aux confins du silence (études 2 et 4). Parfois, le débit devient haletant mais il est toujours contrôlé. Plus analytique dans les premières études, sa vision devient plus élaborée dans les dernières, respectant ainsi l’évolution du travail du compositeur.

Vikingur Olafsson. Bien qu’il joue les 20 études en concert, il n’en propose que onze sur son disque qu’il dispose selon l’ordre qu’il a choisi. C’est typique de sa démarche d’interprète qui aime créer des objets nouveaux aptes à générer des sensations inédites. Son approche de chaque page est essentiellement poétique : le débit est fluide dans une sobre mobilité qui intègre les accords stables et profonds des basses (étude2) Il suggère des sensations d’immobilité pourtant toujours subtilement soutenues (murmures mystérieux de la 5e étude). Par contraste, la 6e devient une véritable fuite en avant. La variété des images poétiques se renforce naturellement et culmine dans une forte volonté méditative dans la 20e dont la concentration ne va pas sans évoquer les derniers mouvements des op.110 et 111 beethovéniens.

Vanessa Wagner. C’est une réelle créatrice d’atmosphère qui, à partir du donné textuel, nous emmène vers un monde de sensations imprévues. Ainsi, la 2e étude baigne-t-elle dans une aura de mystère dans une brume légère Fort rapide, la 3e devient presqu’échevelée là où la 5e génère un climat d’immanence. Elle a aussi une façon inimitable de faire monter la tension au sein d’un mouvement avec un sens aguerri du crescendo. Avec Vanessa Wagner, chaque étude est une remise en cause du schéma proposé qui en conserve toute la rigueur mais qui lui offre un regard interpellant. C’est incontestablement la lecture la plus novatrice : elle peut surprendre au premier abord mais sa pertinence imagée monte en puissance au fil des écoutes.
Le choix est varié. On s’empressera de découvrir Vanessa Wagner () et on attend avec impatience l’apparition du « remake » de Maki Namekawa. Mais il faut avant tout aller l’entendre à Bozar vendredi prochain.
A écouter :
Philip Glass Intégrale des études pour piano.Vanessa Wagner. Livret en français et anglais. 130’53.Infiné.IF1099
Au concert :
Récital Maki Namekawa, Bozar, vendredi 31 octobre.
Crédits photographiques : Andreas H. Bitesnich
Serge Martin